Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 18.djvu/499

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
495
G. TARDE. — qu’est-ce qu’une société

âges ; de besoins plus ou moins d’accord entre eux, c’est-à-dire, concourant plus ou moins au triomphe d’un désir dominant qui est l’âme d’une époque et d’une nation ; et d’idées, de croyances plus ou moins d’accord entre elles, c’est-à-dire se rattachant logiquement les unes aux autres ou du moins ne se contre disant pas en général. Ce double accord, toujours incomplet et non sans notes discordantes, établi à la longue entre choses fortuitement produites et rassemblées, est parfaitement comparable à ce qu’on appelle l’adaptation des organes d’un corps vivant. Mais il a l’avantage de ne pas être affecté du mystère inhérent à ce dernier genre d’harmonie, et de signifier en termes fort clairs, rapport de moyens à une fin ou de conséquences à un principe, deux rapports qui, en définitive n’en font qu’un, le dernier. Que signifie l’incompatibilité, le désaccord de deux organes, de deux conformations, de deux caractères empruntés à deux espèces différentes ? Nous n’en savons rien. Mais, quand deux idées sont incompatibles, c’est que l’une, nous le savons, implique la négation de ce que l’autre affirme. De même, quand elles sont compatibles, c’est qu’elles n’impliquent ou ne paraissent impliquer cette négation à aucun degré. Enfin, quand elles sont plus ou moins d’accord, c’est que, par un plus ou moins grand nombre de ses faces, l’une implique l’affirmation d’un nombre plus ou moins grand des choses que l’autre affirme. Affirmer et nier : rien de moins obscur rien de plus lumineux que ces actes spirituels auxquels toute vie de l’esprit se ramène ; rien de plus intelligible que leur opposition. En elle se résout celle du désir et de la répulsion, du velle et du nolle. Un type social donc, ce qu’on appelle une civilisation particulière, est un véritable système, une théorie plus ou moins cohérente, dont les contradictions intérieures se fortifient ou éclatent à la longue et la forcent à se déchirer en deux. S’il en est ainsi, nous comprenons clairement pourquoi il est des types purs et forts de civilisation, et d’autres mélangés et faibles ; pourquoi, à force de s’enrichir de nouvelles inventions qui suscitent des désirs nouveaux ou des croyances nouvelles et dérangent la proportion des anciens désirs ou des anciennes fois, les types les plus purs s’altèrent et finissent par se disloquer ; pourquoi, autrement dit, toutes les inventions ne sont pas accumulables et beaucoup ne sont que substituables, à savoir celles qui suscitent des désirs et des croyances implicitement ou explicitement contradictoires dans toute la précision logique du mot. Il n’y a donc dans les fluctuations ondoyantes de l’histoire que des additions ou des soustractions perpétuelles de quantités de foi ou de quantités de désir qui, soulevées par des découvertes, s’ajoutent ou se neutralisent, comme des ondes qui interfèrent.