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G. TARDE. — qu’est-ce qu’une société

l’œil sur lui pour le copier depuis la cour et Paris jusqu’au fond de la Provence et de la Bretagne, et parce que lui-même à son insu subissait l’influence de ses courtisans, sorte d’imitation diffuse reçue en retour de son imitation rayonnante.

On est, je le répète, en rapport de société bien plus étroit avec les personnes auxquelles on ressemble le plus par identité de métier et d’éducation, fussent-ils-nos rivaux, qu’avec ceux dont on a le plus grand besoin. C’est manifeste entre avocats, entre journalistes, entre magistrats, dans toutes les professions. Aussi, a-t-on bien raison d’appeler société, dans le langage ordinaire, un groupe de gens semblablement élevés, en désaccord d’idées et de sentiments peut-être, mais ayant un même fonds commun, qui se voient et s’entre influencent par plaisir. Quant aux employés d’une même fabrique, d’un même magasin, qui se rassemblent pour s’assister ou collaborer, il forment une société commerciale, industrielle, non une société sans épithète, une société pure et simple.

Une guerre civile — Dii omen avertant ! — peut briser entre nous Français, tous les liens juridiques et économiques, bouleverser toutes les administrations, saccager toutes les fermes et toutes les usines ; mais il y a une chose qu’elle ne saurait détruire, c’est notre unité sociale plus forte et plus invulnérable que notre union et notre cohésion nationales, c’est la profondeur de cette culture uniforme qui fait de nous, Celtes ou Germains, amis ou ennemis, un peuple de frères dans le sens spirituel et social du mot.

Autre chose est la nation, sorte d’organisme hyper-organique, formé de castes, de classes ou de professions collaboratrices, autre chose est la société. On le voit bien de nos jours, quand des centaines de millions d’hommes sont en train à la fois de se dénationaliser et de se socialiser de plus en plus. Il ne me paraît pas démontré que ces uniformités multiples vers lesquelles nous courons (de langage, d’instruction, d’éducation, etc.) soient ce qu’il y a de plus propre à assurer l’accomplissement des besognes innombrables que les individus associés se sont divisées entre eux, que les nations se sont divisées entre elles. Pour être devenu lettré, un paysan pourra bien n’être pas un plus fin laboureur, un soldat pourra bien n’être pas plus discipliné ni même, qui sait, plus brave. Mais, quand on objecte ces éventualités menaçantes aux partisans du progrès quand même, c’est qu’on ne se place pas à leur point de vue, dont eux-mêmes n’ont peut-être point conscience. Ce qu’ils veulent, c’est la socialisation la plus intense possible, et non, ce qui est bien différent, l’organisation sociale la plus forte et la plus haute possible. Une vie sociale débordante dans un organisme social amoin-