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G. TARDE. — qu’est-ce qu’une société

différenciation des travailleurs de s’accentuer trop, et la force même à s’affaiblir chaque jour davantage. Le droit, il est vrai, n’est ici qu’une suite et une forme du penchant de l’homme à l’imitation. Est-ce au point de vue utilitaire qu’on se place quand on apprend au paysan ses droits, quand on l’instruit, au risque de voir les populations rurales quitter la charrue et la bêche, et la double mamelle du labourage et du pâturage tarir ? Non, mais le culte de l’égalité a prévalu sur cette considération. On a voulu introduire plus avant dans la société supérieure, des classes qui, malgré un échange incessant de services, n’en faisaient point partie à tant d’égards ; et, pour cela, on a compris qu’il fallait les assimiler par contagion imitative aux membres de la société d’en haut, Ou, pour mieux dire, qu’il fallait composer leur être mental et social d’idées, de désirs, de mots, d’éléments en un mot isolément semblables à ceux qui constituent l’esprit et le caractère des membres de cette société. Si les êtres les plus différents, le requin et le petit poisson qui lui sert de cure-dents, l’homme et ses animaux domestiques, peuvent fort bien s’entre-servir, si même parfois les êtres les plus différents peuvent collaborer à une œuvre commune, le chasseur et le chien de chasse, les deux sexes souvent si dissemblables, il est au contraire une condition sans laquelle deux êtres ne sauraient s’obliger l’un envers l’autre et se reconnaître l’un sur l’autre des droits, c’est qu’ils aient un fonds d’idées et de traditions commun, une langue ou un traducteur commun, toutes similitudes étroites formées par l’éducation, l’une des formes de la transmission imitative. Voilà pourquoi les conquérants de l’Amérique, Espagnols ou Anglais, n’ont jamais reconnu de droits aux indigènes, ni ceux-ci à ceux-là. La différence des races a joué ici un bien moindre rôle que la différence des langues, des mœurs, des religions, ou n’agit que comme auxiliaire de cette dernière cause d’incompatibilité. Voilà pourquoi, au contraire, une chaîne étroite de droits et d’obligations réciproques unissait dela plus haute branche à la plus basse racine, tous les membres de l’arbre éodal, d’une constitution si éminemment juridique. Ici, en effet, de l’Empereur au serf, la propagande chrétienne avait produit, au xiie siècle, la plus profonde assimilation mentale qui se soit vue. Et c’est essentiellement à cause de cette similitude, non précisément à cause de ce réseau de droits, que l’Europe féodale formait d’un bout à l’autre une société véritable, la chrétienté, non moins étroite qu’aux plus beaux jours de l’empire romain l’avait été la romanilé (romanitas). Veut-on la contre-épreuve de ceci ? La voici : Les immigrants chinois et hindous, dans les Antilles, ont beau être liés à leurs maîtres blancs par des services réciproques, et même