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physique du monde ; et, comme pour M. Bain, la poésie est pour lui supérieure à la peinture, mais par cet autre motif, que la poésie, c’est la vie même ; et la tragédie est la plus haute forme de poésie, parce que la vie s’y développe en son drame éternel de souffrance et d’apaisement. À ce point de vue, la musique serait encore au-dessus. Elle est, d’abord, le plus immédiat des arts, commente M. Koeber, et cela tient à sa matière même, à la note-son, au Ton, qui n’est pas, ainsi que dans les autres arts, un simple moyen de représentation, mais qui est déjà la représentation elle-même. La couleur comme telle n’a aucun sens (c’est trop dire, et un accord de couleurs a une sorte de valeur musicale pour les yeux), le mot n’a qu’un sens médiat ; seul le Ton a un sens propre, et il est la manière d’expression inconsciente de la souffrance de l’absolu, qui porte en soi sa négation. Le monde est une espèce de dissonance, dont la musique anticipe idéalement la résolution encore lointaine.

M. Koeber dit encore, parlant toujours en son nom, que la musique nous procure le plus grand apaisement esthétique, parce qu’elle nous fait jouir non seulement de l’humanité, mais du monde. Dans la musique, nous vivons toute vie, et c’est pourquoi la conception de Wagner d’une « mélodie infinie est peut-être ce qu’on a dit de plus profond dans l’esthétique de la musique ; nous y saisissons la nature infinie, et sous la forme de ce procès infini qui est celui de la nature elle-même. Les sentiments qui trouvent leur expression dans la musique sont surhumains, et une œuvre musicale n’a pas de sens, si elle ne nous présente des êtres capables, selon leur nature ou le rêve qui s’y incarne de sentiments infinis, dieux ou figures d’un temps mythique, dépouillés de tout signe individuel et limité, et apparaissant comme les types éternels ou les idées platoniciennes telles que sont les figures des dernières œuvres de Wagner.

Ainsi l’esthéticien spéculatif est conduit à moins estimer dans l’œuvre Wagnérienne la vraie beauté qui y est que la chimère qui nous fatigue, et nous voyons, en même temps, par quel tour imprévu le génie allemand revient volontiers à se glorifier soi-même. M. de Hartmann, on le sait, a déclaré que l’Angleterre et la France ont fini de jouer leur rôle en philosophie, et il ne peut comprendre combien profondément philosophique est notre réserve à l’égard de ces aventureuses théories sur la nature du sujet et de l’objet, où s’est trop égaré l’esprit affolé de logique des néo-kantiens en Allemagne. Mais la filiation de sa doctrine ne ramène pas seulement à Hegel, elle ramène encore aux dogmes les plus abstrus et à la pratique la moins fortifiante du christianisme. On se rappelle cet étrange roman de Volupté, où Sainte-Beuve, si curieux de l’esprit chrétien, est entré avec son héros dans la robe du prêtre. Je demande la permission d’en citer ce court morceau :

« Je ne voudrais d’autre preuve, dit l’Amaury de Sainte-Beuve, que le mal a été pour la première fois introduit au monde par la volonté en révolte de l’homme, que de voir combien ce mal, tout en persistant