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du juste. Cela n’est guère conforme à l’esprit du chapitre sur le droit. Je me demande de plus ce que c’est que le « droit absolu de la conscience » (p. 400), au nom duquel on demande la suppression immédiate des privilèges qui résultent pour l’Église de la protection de l’État ? Le chapitre sur l’utile comme critérium du juste s’accorde-t-il aussi avec le passage suivant (p. 279). « Égoïsme et altruisme sont également légitimes à la condition de rester l’un et l’autre sur leur terrain et de se maintenir dans des limites convenables, « Ces limites, qui les marquera ? La justice, l’égalité, la réciprocité. Si la justice exige que vous reconnaissiez aux autres les mêmes droits qu’à vous-même, elle n’exige pas moins que les autres ; vous reconnaissent des droits égaux aux leurs. La logique la plus élémentaire nous amène à cette formule : égalité de soi à autrui et d’autrui à soi… » Il faudrait choisir entre la théorie de la justice fondée sur la logique et celle de la justice fondée sur l’intérêt général, ou bien tenter de concilier les deux théories, qui se rapprochent l’une de celle de Stuart Mill, l’autre de celle de Littré. Je ne dis pas que la conciliation ne puisse se faire, mais M. Véron est loin d’avoir épuisé la question.

On pourrait encore trouver quelques défauts à l’ouvrage de M. Véron et reprocher à l’auteur, par exemple, d’avoir fait trop long, — bien des choses pourraient être retranchées sans aucun inconvénient, — d’avoir mis trop de digressions et de revenir souvent sur les mêmes questions en les effleurant chaque fois, mais il faut aussi signaler plusieurs qualités, la clarté, la simplicité, la précision souvent ; la plus remarquable est une grande rectitude et une grande liberté d’esprit. Nous avons vu que M. Véron accordait peut-être trop aux facultés intellectuelles, cependant si l’intelligence n’est pas suffisante à la moralité, elle lui est nécessaire. Les qualités morales, chez les personnes qui ont l’esprit faux et borné, conduisent aux actes les plus déplorables ou les plus désagréables. Il a été de mode de s’attendrir avec admiration sur les âmes simples, sur la bonté des imbéciles. Il faut savoir gré à M. Véron d’avoir combattu ce préjugé en un paragraphe net et précis :

« Il ne faut pas se faire d’illusion sur la moralité des hommes en qui l’intelligence n’a pas été développée. La fonction de l’intelligence est de comprendre, c’est-à-dire de percevoir les rapports utiles des choses. Là où manque l’intelligence, la perception de ces rapports se fausse nécessairement, et c’est surtout dans la morale que ces erreurs sont faciles et déplorables. Je sais bien que les plus bêtes peuvent apprendre un certain nombre de principes généraux, mais qu’est-ce qu’une morale qui n’est que dans la mémoire et qui se trouve exposée aux plus graves erreurs d’application ».

Fr. Paulhan.