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Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de donner une longue analyse méthodique de la Morale. Les lecteurs de la Revue voient facilement ce qu’un esprit précis, net, logique, peu porté aux abstractions, peut tirer de l’évolutionnisme, de l’utilitarisme et du matérialisme. L’ouvrage de M. Véron ne se distingue pas d’ailleurs par une originalité bien marquée, qu’on ne peut exiger, à vrai dire, d’un livre destiné plutôt par la nature de là collection dont il fait partie à exposer et à coordonner des résultats acquis, qu’à en proposer de nouveaux.

Signalons quelques-unes des principales idées de M. Véron. M. Véron insiste beaucoup, avec raison d’ailleurs, sur la nécessité morale d’un certain égoïsme et sur le danger d’un altruisme excessif, et combat l’ascétisme ; il attribue enfin une grande importance aux facultés intellectuelles et à leur développement. M. Véron revient souvent sur cette question. Je cite quelques passages (V. p. 306) : « S’il est un fait qui ressorte clairement de la longue enquête que nous avons faite sur la série des degrés de l’évolution dans le monde, c’est que la moralité est dans un rapport constant avec le développement intellectuel. Nous avons vu que la moralité qui correspond à la période de prédominance des besoins nutritifs, est nulle, ou du moins d’ordre inférieur, puisqu’elle est purement égoïste et imprévoyante ; qu’elle s’élève avec le développement des besoins sensitifs dans la mesure où ces besoins eux-mêmes se mélangent et s’imprègnent de besoins affectifs et intellectuels ; et qu’enfin elle arrive au plus complet épanouissement là où domine la plus haute faculté humaine l’intelligence ».

« Sans doute il se rencontre des exceptions. On trouve des hommes intelligents qui mettent leur intelligence au service de leur égoïsme. Mais ces exceptions s’expliquent par le fait que dans notre société, telle qu’elle est encore aujourd’hui, le développement intellectuel est encore un exception, un privilège qui permet à quelques-uns d’abuser de cet avantage aux dépens des autres et, par conséquent, leur en donne la tentation. Il faut ajouter, du reste, que ces exceptions mêmes sont plus apparentes que réelles, en ce sens que les intelligences qui acceptent si facilement de s’asservir à des passions égoïstes sont toujours des intelligences incomplètes par quelque côté, ou perverties par des instincts ou des habitudes mauvaises. Nous ne devons pas oublier que cette faculté, que nous appelons d’un seul mot l’intelligence, se compose en réalité d’un groupe de capacités très diverses, dont les unes, telles que la finesse, astuce, la ruse, la prudence, etc., inclinent plus ou moins du côté de l’égoïsme ; tandis que d’autres, telles que l’aptitude aux idées générales, le besoin d’activité à la poursuite du progrès, l’amour des idées, la passion de la vérité, s’ouvrent plus ou moins largement dans le sens de la vie universelle et du bonheur social. »

J’ai tenu à citer tout le passage, car les rapports de l’intelligence et de la moralité sont loin d’être définitivement connus, et il est intéressant d’entendre les différentes raisons apportées pour une solution quel-