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extériorisées d’avance, selon l’hypothèse de la projection, que s’opère ce double travail schématique, qu’il semble superflu d’analyser, pourvu qu’on veuille bien reconnaître « que le double processus en question est vraiment une forme, comme le datum auquel il s’applique est une matière. » L’auteur n’a pas de peine à prouver que l’esprit constitue toutes ses représentations sous la double forme de l’unité multiple et de la multiplicité une et que, s’il est excessif peut-être de dire avec Kant : « Penser c’est unir », on rend l’aphorisme absolument exact en disant : « Penser c’est surtout unir ». M. Ch. Dunan aurait pu, à cette occasion, rappeler que M. Magy développe dans ses deux beaux ouvrages des considérations tout à fait semblables aux siennes. Nous ne sommes encore qu’à mi-chemin ; il s’agit maintenant de découvrir l’origine de ce double processus.

Ce n’est pas une loi gouvernant du dehors les phénomènes de l’esprit, c’est une loi inhérente à la pensée même, à la pensée, c’est-à-dire à esprit ; car, selon notre auteur, l’esprit et la pensée sont absolument identiques et, si la pensée est une et multiple, c’est que l’esprit, lui aussi, en vertu même de son imperfection est un et multiple. La pensée, en effet, n’est pas un simple phénomène de l’esprit, elle est l’esprit même, ou, Sous une autre forme, la pensée n’existe que dans l’esprit et l’esprit n’existe que dans la pensée. Mais cette dernière expression n’est-elle pas l’expression même du phénoménisme ? Grossière illusion qui nous rend les dupes des mots ; est-ce que la pensée n’est pas la réalité même ? est-ce que chacun de nous doute de sa personnalité, de son moi qui pourtant, bien évidemment, n’existe que dans sa pensée et dans la conscience qu’il en a ? Il faut citer l’auteur lui-même : « Ce papier sur lequel j’écris, ces lettres que je trace sont vus par moi, et ce que j’objective par ma pensée, c’est la vision que j’en ai, c’est-à-dire ma pensée même. Ce que nous pensons, c’est donc bien notre pensée même, et, malgré l’apparence contraire, nous ne pouvons pas penser autre chose » (p. 104). Est-ce trop peu pour l’univers que cette existence dans la pensée qui suffit à l’esprit et faut-il imaginer derrière les phénomènes des choses en soi et derrière l’acte de la pensée une sorte de pierre pensante ? Non ; la pensée est la première et la plus fondamentale des réalités. La pensée, selon notre auteur, c’est plus que le devenir, on dirait presque plus que l’être même, puisque toute chose lui emprunte son être ; c’est l’identité des contraires, le phénomène absolu ou l’absolu phénoménal. Refusons donc résolument le caractère d’absolu à la prétendue substance de la scolastique d’avant et d’après Descartes et transportons-le à la pensée seule réelle et réellement substantielle. Si cependant la pensée se phénoménalise, c’est uniquement par suite de l’imperfection de l’esprit qui la constitue.

Mais c’est un fait qu’elle devient phénomène et par conséquent, il faut expliquer non ce fait lui-même (il est inexplicable, et c’est un datum primitif}, mais comment une même pensée peut donner lieu tout à la fois à l’intuition du temps et à celle de l’espace ou, en d’autres termes,