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ANALYSES.a. ott. Critique de l’idéalisme et du criticisme.

Et comment le feraient-elles, si elles sont inconnues ? Seuls, les phénomènes nous sont donnés, par l’observation, dans leur ordre de succession. Quand leurs modes de groupement ont été déterminés par l’expérience, on les rattache à des substances et à des causes : les substances et les causes sont comme des porte-manteaux auxquels on les suspend. Mais en quoi le fait de les relier ainsi à des choses inconnues augmente-t-il la connaissance que nous en avons ? Peut-on, étant données les substances et les causes, en déduire par le raisonnement les phénomènes ou les effets ? La connaissance des unes nous permet-elle de prévoir les autres ? Évidemment non, puisqu’elles ne sont pas connues dans leur nature propre. Dès lors à quoi servent-elles ? À mettre en repos la conscience de personnes bien intentionnées, qui ne peuvent se résigner à laisser les phénomènes suspendus en l’air. En réalité, elles l’expliquent rien. Le temps n’est plus où on croyait avoir rendu compte d’un phénomène en disant que la substance dont il dépend a la vertu de le produire. Il faut rendre cette justice aux partisans les plus déterminés de la substance qu’ils ont abandonné ce mode d’explication par trop puéril ; ils sont trop de leur temps pour ne pas constater les successions de faits et expliquer les phénomènes par les phénomènes. Mais les substances, une fois qu’ils y ont rapporté les phénomènes, ils n’en parlent plus ; ils n’ont plus affaire qu’aux phénomènes ; ils peuvent donc se passer des entités, puisqu’ils ne s’en servent pas. En fait, nous n’allons pas, et personne ne va de la substance ou de la cause aux phénomènes ; on va des phénomènes à la substance et à la cause. Substance et cause ne sont connues que dans et par les phénomènes, Croire qu’on explique les phénomènes par les substances et les causes serait une opération analogue à celle de ces devins qui prédisent l’avenir après qu’il est arrivé. Laissons donc de côté ces entités qui ne nous éclairent sur rien ; elles n’ont pas de place dans la connaissance positive et scientifique. Les substances et les causes sont un caput mortuum dont il faut alléger la philosophie.

Est-ce à dire qu’il n’y ait ni causes ni substances, et qu’on n’ait pas le droit d’en affirmer l’existence ? C’est une autre question. Tout ce que nous voulons dire, c’est que les substances et les causes, si elles existent, ne sont pas connues directement et nécessairement, qu’elles ne sont pas données de la même manière que les phénomènes, ni avec eux. Il y a deux modes de penser qu’on a trop longtemps confondus, et qu’il importe de distinguer. D’une part, l’esprit connaît les phénomènes et leurs lois : voilà le domaine de l’expérience, celui de la science positive, D’autre part, il essaye de deviner ce qu’il y a au delà : voilà le domaine de la métaphysique. Dans le premier cas, on est en présence des faits, où règne la nécessité ; dans le second, on ne procède que par hypothèses, on n’arrive qu’à des probabilités, on n’obtient que des croyances. Que ces hypothèses, ces probabilités, ces croyances soient plus ou moins justifiées, plus ou moins rationnelles, plus ou moins légitimes, c’est ce qui reste à débattre, et c’est affaire aux méta-