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la sensation seule dont nous avons conscience, Toutefois, si la sensation est un état de l’esprit, par conséquent relatif à la nature de l’esprit, elle est produite par quelque chose d’extérieur dont elle est comme le contre-coup. « La sensation est dans l’esprit seul, mais celui-ci, en même temps qu’il l’acquiert, a conscience qu’elle est relative, et qu’elle est une perception produite par un objet extérieur » (p. 55). Mais peut-on avoir conscience d’un rapport comme d’une sensation ? Apercevoir un rapport, n’est-ce pas le propre, non de la sensibilité, mais de l’entendement ? En d’autres termes la perception d’un rapport n’implique-t-elle pas la réflexion ? Penser que la sensation est un rapport, est un acte distinct de la sensation elle-même, qui sans doute s’y ajoute aisément, mais n’en fait pas partie de droit, et n’est pas donné avec elle. « Une simple perception, disait déjà Hume[1], ne peut jamais produire l’idée d’une double existence que par quelque inférence de la raison ou de l’imagination. Lorsque l’esprit regarde au-delà de ce qui lui apparaît immédiatement, ses conclusions ne peuvent jamais être mises sur le compte des sens ; et il regarde certainement au-delà lorsque d’une simple perception il infère une double existence et suppose entre elles les relations de ressemblance et de causation. » Et il faut bien qu’il en soit ainsi. M. Ott ne parle guère des hallucinations et des erreurs. Comment les expliquer, comment comprendre qu’elles soient en fait, du moins au moment où elles se produisent, indiscernables de la vérité, si l’esprit saisit directement la réalité ? C’est l’éternelle objection qu’on a toujours faite au dogmatisme intuitif tel que l’entend M. Ott. Personne n’y a encore répondu.

Passons pourtant condamnation. Admettons que l’objet existe, comme terme d’un rapport, quoique que nous ne le connaissions pas, et que le terme de ce rapport puisse être l’objet même, non une idée, quoiqu’il ne soit pas bien facile de comprendre comment, un rapport étant dans l’esprit, un des termes de ce rapport puisse être hors de l’esprit. Ajoutons seulement que l’objet en lui-même, ne nous est connu en aucun cas. C’est sans doute par inadvertance que M. Ott nous attribue cette connaissance quand il s’agit des choses sensibles. Les vibrations traduites en nous par des sensations de son, ne sauraient être sérieusement conçues comme choses en soi. Ce sont encore d’autres sensations qui sont aussi relatives à notre constitution mentale. L’objet réel ne nous est pas plus connu ici que quand il s’agit du temps, de l’espace ou de la cause. La distinction faite entre la connaissance sensible et la connaissance rationnelle est purement illusoire.

Donc l’objet existe. Mais si nous ne le connaissons pas en lui-même, à quoi bon en parler ? Il est pour nous comme s’il n’était pas. On comprendrait l’importance extrême que M. Ott et bien d’autres attachent à la proclamation des substances et des causes, si, une fois reconnues, elles servaient à expliquer quelque chose. Mais c’est ce qu’elles ne font pas.

  1. Traité de la nature humaine, p. 4, sect. 2.