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en passant. Chez un bon tireur qui vise, ou un habile chirurgien qui opère, tout converge physiquement et mentalement. Mais notons le résultat : dans ces conditions, le sentiment de la personnalité réelle disparaît, l’individu conscient étant réduit à une idée ; en sorte que la parfaite unité de conscience et le sentiment de la personnalité s’excluent. Nous revenons, par une autre voie, à la même conclusion : le moi est une coordination. Il oscille entre ces deux points extrêmes où il cesse d’être : l’unité pure, l’incoordination absolue. Tous les degrés intermédiaires se rencontrent en fait, sans démarcation entre le sain et le malade ; l’un empiète sur l’autre[1].

L’unité du moi, au sens psychologique, c’est donc la cohésion, pendant un temps donné, d’un certain nombre d’états de conscience clairs, accompagnés d’autres moins clairs et d’une foule d’états physiologiques qui, sans être accompagnés de conscience, comme leurs congénères, agissent autant qu’eux et plus qu’eux. Unité veut dire coordination. Le dernier mot de tout ceci c’est que le consensus de la conscience étant subordonné au consensus de l’organisme, le problème de l’unité du moi est, sous sa forme ultime, un problème biologique. A la biologie d’expliquer, si elle le peut, la genèse des organismes et la solidarité de leurs parties. L’interprétation psychologique ne peut que la suivre. Nous avons essayé de le démontrer en détail. C’est donc ici que notre tâche finit.

Th. Ribot.

  1. Même à l’état normal, la coordination est souvent assez lâche pour que plusieurs séries coexistent séparément. On peut marcher ou faire un travail manuel avec une conscience vague et intermittente des mouvements, en même temps chanter et rêvasser : mais si l’activité de la pensée augmente, le chant cesse. Il est, chez beaucoup de gens, un succédané de l’activité intellectuelle, un état intermédiaire entre penser et ne pas penser. — Taine a rapporté un cas curieux d’incoordination semi-pathologique : « J’ai vu une personne qui en causant, en chantant, écrit, sans regarder son papier, des phrases suivies et même des pages entières, sans avoir conscience de ce qu’elle écrit. À mes yeux, sa sincérité est parfaite ; or, elle déclare qu’au bout de sa page, elle n’a aucune idée de ce qu’elle a tracé sur le papier ; quand elle les lit, elle en est étonnée, parfois alarmée. L’écriture est autre que sou écriture ordinaire. Le mouvement des doigts et du crayon est raide et semble automatique. L’écrit finit toujours par une signature, celle d’une personne morte, et porte l’empreinte de pensées intimes, d’un arrière-fond mental que l’auteur ne voudrait pas divulguer. » De l’intelligence. 3e édit. préf., p. 16-17.