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TH. RIBOT. — bases affectives de la personnalité

l’organisme et certains malades soutenir que leurs « sensations sont changées », c’est-à-dire que le ton fondamental n’a plus les mêmes harmoniques. Nous avons vu, enfin, des états de conscience perdre peu à peu leur caractère personnel, s’objectiver et devenir étrangers pour l’individu. Ces faits sont-ils explicables par une autre théorie ?

Stuart Mill, dans un passage souvent cité[1], se demande où est le lien, la loi inexplicable, « l’union organique » qui rattache un état de conscience à un autre, l’élément commun et permanent ; et il trouve qu’en fin de compte « nous ne pouvons rien affirmer de l’esprit que les états de conscience ». Sans doute, si l’on s’en tient à la pure idéologie. Mais un groupe d’effets n’est pas une cause et, quelque minutieusement qu’on les étudie, on fait un travail incomplet si on ne descend plus bas — dans cette région obscure où comme le dit Taine, « d’innombrables courants circulent sans cesse sans que nous en ayons conscience ». Ce lien organique est, pour ainsi dire, par définition dans l’organisme.

C’est l’organisme et le cerveau, sa représentation suprême, qui est la personnalité réelle, contenant en lui les restes de tout ce que nous avons été et les possibilités de tout ce que nous serons. Le caractère individuel tout entier est inscrit là avec ses aptitudes actives et passives, ses sympathies et antipathies, son génie, son talent ou sa sottise, ses vertus et ses vices, sa torpeur ou son activité. Ce qui en émerge jusqu’à la conscience est peu au prix de ce qui reste enseveli quoique agissant. La personnalité consciente n’est jamais qu’une faible partie de la personnalité physique.

L’unité du moi n’est donc celle de l’entité une des spiritualistes qui s’éparpille en phénomènes multiples, mais la coordination d’un certain nombre d’états sans cesse renaissants, ayant pour seul point d’appui le sentiment vague de notre corps. Cette unité ne va pas de haut en bas, mais de bas en haut : elle n’est pas un point initial, mais un point terminal.

Cette unité parfaite existe-t-elle ? Au sens rigoureux, mathématique, évidemment non. Au sens relatif, elle se rencontre, rarement et

  1. Philosophie de Hamilton, trad. Cazelles, p. 250 et suiv. Il est juste de remarquer que sous la forme où Mill pose la question, la réduction du moi à l’organisme ne l’avançait guère, car, dans ce passage, il considère le corps non en physiologiste, mais en métaphysicien. Notons en passant que la théorie soutenue ici, matérialiste dans la forme, peut s’adapter à une métaphysique quelconque. Nous essayons de réduire la personnalité consciente à ses conditions immédiates — l’organisme. Quant aux conditions dernières de ces conditions, nous n’avons rien à en dire ici, et chacun est libre de les concevoir à sa guise. Voir sur ce point les remarques de M. Fouillée : La science sociale contemporaine, p. 224-225.