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science a ce double caractère d’être tel ou tel et en sus d’être mien : ce n’est pas une douleur, mais ma douleur ; la vision d’un arbre, mais ma vision d’un arbre. Chacun a sa marque par laquelle il m’apparaît comme propre à moi seul, sans laquelle il m’apparaît comme étranger : ce qui se rencontre, nous l’avons vu, dans quelques cas morbides. Cette marque commune est le signe d’une communauté d’origine et d’où peut-elle venir, sinon de l’organisme ? Imaginons qu’on puisse, chez l’un de nos semblables, supprimer ses cinq sens spéciaux et avec eux tout leur apport psychologique (perceptions, images, idées, associations des idées entre elles et des émotions avec les idées). Cette suppression faite, il reste encore la vie interne organique avec sa sensibilité propre, expression de l’état et du fonctionnement de chaque organe, de leur variation générale ou locale, de l’élévation où de l’abaissement du ton vital. L’état d’un homme bien endormi se rapproche sensiblement de notre hypothèse. Maintenant essayons l’hypothèse contraire : nous la trouvons absurde, contradictoire. Nous ne pouvons nous représenter, sous aucune forme raisonnable, les sens spéciaux avec la vie psychique qu’ils supportent, isolés de la sensibilité générale et suspendus dans le vide. Chaque appareil sensoriel n’est pas, en effet, une abstraction : il n’y a pas un appareil visuel ou auditif en général, tel qu’on le décrit dans les traités de physiologie, mais un appareil concret, individuel, dont il ne se produit jamais (sauf peut-être chez quelques jumeaux) deux exemplaires identiques chez les individus de la même espèce. Ce n’est pas tout, Outre qu’il a sa constitution propre dans chaque individu, — marque qu’il imprime directement et nécessairement à tous ses produits, — chaque appareil sensoriel dépend, à tous les instants, et sous toutes les formes, de la vie organique : circulation, digestion, respiration, sécrétion et le reste. Ces diverses expressions de l’individualité s’ajoutent à toute perception, émotion, idée, ne font qu’un avec elles, comme les harmoniques avec le ton fondamental. Ce caractère personnel, possessif de nos états de conscience, n’est donc pas, comme certains auteurs l’ont dit, le résultat d’un jugement plus ou moins explicite qui, en même temps qu’ils se produisent, les affirme miens. La marque personnelle n’est pas surajoutée, mais incluse : elle fait partie intégrante de l’événement, elle résulte de ses conditions physiologiques. Ce n’est pas en étudiant l’état de conscience seul qu’on peut en découvrir l’origine ; car il ne peut être à la fois effet et cause, état subjectif et action nerveuse.

Les faits pathologiques confirment cette conclusion. Nous avons vu le sentiment du moi s’élever ou se déprimer suivant l’état de