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TH. RIBOT. — bases affectives de la personnalité

Dans l’observation suivante, la dissolution de la personnalité se présente sous un autre aspect : l’individu n’a plus conscience d’une partie de lui-même qui lui est devenue étrangère ou ennemie. Déjà plus haut, en parlant des hallucinations, nous avons vu le malade leur donner corps peu à peu et finalement rejeter hors de lui l’œuvre de son imagination. Chez les déments, le cas est plus grave. Ce sont des actes ou des états, parfaitement normaux pour un sujet sain, n’ayant rien du caractère morbide et imaginaire de l’hallucination ; mais le malade ne les perçoit qu’extérieurement et n’a pas conscience d’en être la cause. Comment expliquer cette situation singulière, sans admettre un changement profond dans la cénesthésie, sans supposer que certaines parties du corps ne sont plus représentées, — senties — dans ce cerveau en ruine. La perception visuelle subsiste (l’expérience le prouve) ; mais le malade voit ses propres mouvements comme un phénomène extérieur, antagoniste, qu’il n’attribue ni à lui-même, ni à d’autres, qu’il constate passivement sans chercher plus loin, parce que ses sensations internes étant abolies et sa faculté de raisonner impuissante, il n’y a aucun remède contre cette incoordination.

Il s’agit encore d’un paralytique général, dans la période de démence, dont la parole était presque inintelligible et pour qui la notion du monde extérieur était très affaiblie. « Un jour, il était occupé à éplucher des petits pois. Quoique assez mal habile et naturellement droitier, il n’employait que la main gauche. À un moment, la main droite s’avança comme pour prendre sa part du travail, mais à peine était-elle arrivée à son but que l’autre se précipitait à sa rencontre, la saisissait et l’étreignait violemment. Pendant ce temps, la figure du malade exprimait la colère et il répétait avec autorité : Non ! non ! Son corps était agité de tressaillements brusques et tout indiquait la lutte violente qui se passait en lui. Une autre fois on avait été obligé de le fixer sur un fauteuil. Sa figure s’assombrit, et de sa main gauche il saisit sa main droite en criant : « Tiens ! c’est de ta faute, c’est à cause de toi qu’on m’a attaché » et il se mit à la frapper à coups redoublés.

« Ces deux faits ne sont pas restés isolés. À plusieurs reprises, on put remarquer que lorsque la main droite sortait de son inertie habituelle, le malade l’arrêtait de sa main gauche. Il se fâchait, s’agitait et la frappait aussi violemment que ses forces le lui permettaient. La sensibilité, bien que obtuse, était conservée dans le membre supérieur droit comme ailleurs[1]. »

  1. Descourtis : p. 37. Du fractionnement des opérations cérébrales et en particulier de leur dédoublement dans les psychopathies : 1882.