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Un ancien soldat, D…, ensuite sergent de police, ayant reçu plusieurs fois des coups à la tête, fut atteint d’un affaiblissement graduel de la mémoire qui le fit mettre à la retraite. Son esprit se troublant de plus en plus, il en vint à se croire double. « Il parle toujours en employant le pronom nous : nous irons, nous avons beaucoup marché. « Il dit qu’il parle ainsi parce qu’il y a un autre avec lui. À table, il dit : Je suis rassasié, mais l’autre ne l’est pas. Il se met à courir : si on lui demande pourquoi, il répond qu’il aimerait mieux rester, mais que c’est « l’autre » qui l’y force quoique il le retienne par son habit. Un jour, il se précipite sur un enfant pour l’étrangler, disant que ce n’est pas lui, mais « l’autre ». Enfin, il tente de se suicider pour tuer « l’autre » qu’il croit être caché dans la partie gauche de son corps ; aussi l’appelle-t-il le D… gauche et se nomme le D… droit. Ce malade tomba peu à peu en démence[1]. »

Un cas rapporté par Langlois nous fait tomber un degré plus bas. « Le nommé G… est imbécile, gâteux, loquace, sans hésitation de la parole, ni paralysie des membres, ni troubles de la sensibilité cutanée. Malgré sa loquacité, il ne répète que quelques phrases stéréotypées. Il parle toujours de lui à la troisième personne et presque tous les matins il nous reçoit en disant : G… est malade, il faut Le faire descendre à l’infirmerie. Souvent il se met à genoux, s’applique de vigoureux soufflets, puis rit aux éclats, se frotte joyeusement les mains et s’écrie : G… a été méchant, il a été mis en pénitence. Souvent encore il saisit son sabot, se frappe la tête avec violence, s’enfonce les ongles dans les chairs, se déchire les joues. Ces moments de fureur sont subits et pendant ces actes de mutilation, la physionomie exprime un sentiment de colère auquel succède un air de satisfaction dès qu’il a cessé de corriger l’autre. Lorsqu’il n’est pas surexcité par ses ressentiments imaginaires, nous lui demandons : « Où est G… ? — Le voilà », répond-il en se frappant la poitrine. Nous lui touchons la tête en lui demandant à qui elle appartient, « Ça, dit-il, c’est la tête de cochon. — Pourquoi le frappez-vous ainsi ? — Parce qu’il faut corriger la tête de cochon. — Mais tout à l’heure, vous avez frappé G… — Non, G… n’a pas été méchant aujourd’hui, c’est la tête de cochon qu’il faut battre. » Pendant plusieurs mois nous avons renouvelé les mêmes questions et nous avons obtenu invariablement les mêmes réponses. La plupart du temps, c’est G… qui est mécontent, mais quelquefois la réciproque a lieu et alors ce n’est plus la tête qui reçoit les coups[2]. »

  1. Jaffé, Archiv. für Psychiatrie, 1870.
  2. Annales medico-psych. 6e série, tome VI, p. 80.