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TH. RIBOT. — bases affectives de la personnalité

sent à la longue et produisent ce qu’on nomme le changement insensible. Après dix ans d’absence, un objet, un monument est vu le même, il n’est pas senti le même ; ce n’est pas la faculté de percevoir, c’est son accompagnement qui a changé. Mais tout ceci c’est l’état sain, la simple transformation inhérente à tout ce qui vit et évolue.

Voici donc l’habitude vitale d’un individu représentée par cette autre habitude : la mémoire organique. Surviennent des causes à peu près inconnues dont on ne peut que constater les effets subjectifs et objectifs. Elles produisent une transformation profonde, subite, au moins rapide et persistante de la cénesthésie. Qu’arrive-t il ? L’expérience seule peut répondre, puisque l’ignorance des causes nous réduit au pur empirisme. Dans les cas extrêmes (nous négligerons les autres), l’individu est changé. Cette métamorphose se rencontre sous trois formes principales en ce qui concerne la mémoire.

1o La personnalité nouvelle, après une période de transition plus ou moins longue, reste seule ; l’ancienne est oubliée (la malade de Leuret). Ce cas est rare. Il suppose que l’ancienne cénesthésie est complètement abolie, au moins inactive pour jamais et incapable de réviviscence. Si l’on remarque que la transformation absolue de la personnalité, c’est-à-dire la substitution d’une personnalité à une autre — complète, sans réserve, sans aucun lien avec le passé, — suppose une transformation de fond en comble dans l’organisme, on ne s’étonnera pas de la rencontrer si rarement. Il n’y a, à ma connaissance, aucun cas où la deuxième personnalité n’ait hérité quelque peu des dépouilles de l’autre, ne fût-ce que de certaines acquisitions devenues automatiques (marcher, parler, etc.).

2o Le plus souvent, au-dessous du nouveau sentiment du corps qui s’est organisé et est devenu la base du moi actuel, l’ancienne mémoire organique subsiste. De temps en temps elle revient à la conscience, affaiblie comme un souvenir d’enfance que la répétition n’a pas ravivé. Probablement cette réviviscence a pour cause quelque arrière fond commun aux deux états ; alors l’individu s’apparaît autre. L’état de conscience actuel en évoque un semblable, mais qui a un autre accompagnement. Les deux paraissent miens quoiqu’ils se contredisent. Tels sont ces malades qui trouvent que tout reste le même et que cependant tout est changé.

3o Enfin, il y a les cas d’alternance. Ici, il n’est guère douteux que les deux mémoires subjectives, expression organisée des deux cénesthésies, subsistent et passent tour à tour au premier plan. Chacune entraîne avec elle et met en activité un certain groupe de sentiments, d’aptitudes physiques et intellectuelles qui n’existent pas