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TH. RIBOT. — bases affectives de la personnalité

l’expression momentanée. Aussitôt cette même masse d’éléments constituants se résume en un état contraire qui passe au premier plan. Tel est notre dipsomane qui boit et se réprimande. L’état de conscience prépondérant à chaque instant est pour l’individu et pour les autres sa personnalité. C’est une illusion naturelle dont il est difficile de se défaire, maïs une illusion qui repose sur une conscience partielle. En réalité, il n’y a que deux attitudes successives, c’est-à-dire une différence de groupement entre les mêmes éléments avec prédominance de quelques-uns et ce qui s’ensuit. Notre corps peut de même prendre, coup sur coup, deux attitudes contraires, sans cesser d’être le même corps.

Il est clair que trois états ou plus peuvent se succéder (coexister en apparence) par le même mécanisme. Nous ne sommes plus rivés au nombre deux. Il faut reconnaître sans doute que cette scission intérieure est plus fréquente entre deux états contraires qu’entre trois ou un plus grand nombre. Cela tient à certaines conditions de la conscience qu’il faut rappeler.

Y a-t-il une coexistence réelle entre deux états de conscience ou une succession si rapide qu’elle apparaît comme une simultanéité ? C’est une question très délicate, non résolue, qui le sera peut-être un jour par les psycho-physiciens. Hamilton et d’autres ont soutenu que nous pouvons avoir jusqu’à six impressions à la fois, mais leur conclusion est déduite d’appréciations grossières. La détermination, par les procédés rigoureux de la physique, de la durée des états de conscience a été un grand pas. Wundt a essayé d’aller plus loin et de fixer, par l’expérience, ce qu’il appelle avec raison l’étendue de la conscience (Umfang der Bewusstseins), c’est-à-dire le maximum d’états qu’elle peut contenir à la fois. Ses expériences n’ont porté que sur des impressions extrêmement simples (les coups d’un pendule régulièrement entrecoupés par les coups d’un timbre) et par conséquent ne sont pas de tout point applicables aux états complexes qui nous occupent. Il a trouvé « que douze représentations forment l’étendue maxima de la conscience pour des états successifs, relativement simples. » L’expérience semble donc prononcer en faveur d’une succession très rapide, équivalant à une coexistence. Les deux, trois ou quatre états contraires seraient, au fond, une succession.

De plus, nous savons, suivant une comparaison souvent employée que la conscience a sa « tache jaune », comme la rétine. La vision distincte n’est qu’une petite portion de la vision totale. La conscience claire n’est qu’une petite portion de la conscience totale. Nous touchons ici la cause naturelle et incurable de cette illusion, par laquelle l’individu s’identifie à son état de conscience actuel, surtout lorsqu’il