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servit à table trois couverts, trois plats, trois serviettes[1]. » Je crois qu’avec un peu de patience et de recherches, on en trouverait d’autres ; mais je ne veux pas me prévaloir de ce cas de triplicité qui me paraît susceptible de plusieurs interprétations. Il y a, contre cette théorie, de meilleures raisons à alléguer, et appuyées sur des faits vulgaires. Elle repose, en définitive, sur cette hypothèse absolument arbitraire que la lutte n’est toujours qu’entre deux étais. L’expérience la contredit complètement. À qui n’est-il pas arrivé d’hésiter entre agir dans un sens ou dans le sens contraire ou s’abstenir ; entre voyager au nord ou au midi ou rester chez soi ? Il arrive maintes fois dans la vie que trois partis sont en présence, dont chacun exclut nécessairement les deux autres. Où loge-t-on le troisième ? puisque c’est sous cette forme étrange que la question a été posée.

Dans quelques cas d’atrophie congénitale du cerveau, qui paraissent appuyés sur des observations authentiques, on a vu des individus réduits, dès l’enfance, à un seul hémisphère cérébral ; leur développement intellectuel était ordinaire et ils ressemblaient au reste des hommes[2]. Chez eux, dans l’hypothèse que nous combattons, aucune lutte intérieure n’aurait dû se produire. Je crois inutile d’insister sur cette critique et je me borne à rappeler le mot de Griesinger sur les vers de Faust : ce ne sont pas deux âmes seulement, mais plusieurs qui habitent en nous.

À vrai dire, cette discussion serait oiseuse si elle n’était une occasion de voir une fois de plus notre sujet sous une nouvelle face. Ces oppositions dans la personne, cette scission partielle dans le moi, tels qu’ils se trouvent aux moments lucides de la folie et du délire[3], dans la réprobation du dipsomane pour lui-même pendant qu’il boit, ne sont pas des oppositions dans l’espace (d’un hémisphère à l’autre) mais des oppositions dans le temps. Ce sont, pour employer une expression favorite de Lewes, des « attitudes » successives du moi. Cette hypothèse rend compte de tout ce que l’autre explique et en outre de ce qu’elle n’explique pas.

Si l’on est bien pénétré de cette idée que la personnalité est un consensus, on n’aura pas de peine à admettre que cette masse d’états inconscients, subconscients et conscients qui la constituent, se résume, à un moment donné, en une tendance ou un état prépondérant qui, pour la personne elle-même et pour les autres, en est

  1. Revue des Deux-Mondes, 15 octobre 1845, p. 307.
  2. Cotard. Étude sur l’atrophie cérébrale, Paris 1868, Dict. encycl. des sciences médicales, art, cerveau (pathologie), page 298 et 458.
  3. Jessen, Versuch einer wissenschaftlichen Begründung der Psychologie, p. 489, en rapporte un exemple curieux,