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environ, avec une forte barbe, le teint châtain foncé, les yeux grands et noirs, les sourcils fortement dessinés : il est constamment en habit de chasse. Le malade aurait bien voulu connaître la profession, les habitudes et le domicile de son interlocuteur ; mais cet homme ne consentit jamais à donner d’autres renseignements que Son nom ». Enfin Gabbage devient de plus en plus tyrannique : il ordonne à l’Américain de jeter dans le feu son journal, sa montre et sa chaîne, de soigner une jeune femme et son enfant qu’il empoisonna, enfin de se jeter par la fenêtre d’un troisième étage d’où il tomba tout meurtri sur le pavé.

Ces faits nous montrent un commencement de dissolution de la personnalité. Nous en citerons plus tard d’autres qui n’ont pas l’hallucination pour base et qui nous feront mieux comprendre ceux-ci. Cette coordination plus ou moins parfaite qui, à l’état normal, constitue le moi, est partiellement entamée. Dans ce groupe d’états de conscience que nous sentons nôtres, parce qu’ils sont produits ou subis par nous, il y en a un qui, bien qu’il ait sa source dans l’organisme, n’entre pas dans le consensus, reste à part, apparaît comme étranger. C’est, dans l’ordre de la pensée, l’analogue des impulsions irrésistibles dans l’ordre de l’action : une incoordination partielle[1].

Mais pourquoi ces voix et ces visions qui, en fait, émanent du malade, ne sont-ils pas siennes pour lui ? C’est une question très obscure à laquelle je vais essayer de répondre. I doit y avoir des causes anatomiques et physiologiques, malheureusement inconnues, dont la découverte résoudrait le problème. Dans cette ignorance des causes, nous en sommes réduits à ne voir que la superficie, les symptômes, les étais de conscience avec les signes qui les traduisent. Supposons donc un état de conscience (avec ses conditions organiques) qui ait ce caractère propre d’être local, c’est-à-dire d’avoir dans l’organisation physique et psychique un rayonnement aussi faible que possible. Pour me faire comprendre par antithèse, prenons une émotion violente et brusque : elle retentit partout, ébranle tout dans la vie physique et mentale ; c’est une diffusion complète. Notre cas en est l’antipode. Organiquement et psychiquement, il n’a que des connexions rares et précaires avec le reste de l’individu : il est en dehors, à la manière d’un corps étranger, logé dans l’organisme, qui ne participe pas à sa vie. Il n’entre pas dans cette grande trame de la cénesthésie qui soutient et unifie tout. C’est un phénomène cérébral presque sans soutien, analogue aux idées im-

  1. Sur les impulsions irrésistibles comme phénomène d’incoordination partielle, voir les Maladies de la volonté, p. 71 et suivantes.