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sont pour lui des inconnues. De là deux conclusions étranges ; La première qui consiste à dire : « Je ne suis pas » ; la seconde, un peu ultérieure, qui consiste à dire : « Je suis un autre »[1].

Certes, il est difficile à un esprit sain et bien équilibré de se représenter un état mental si extraordinaire. Inadmissible pour l’observateur sceptique qui regarde du dehors, ces conclusions sont rigoureusement exactes pour le malade qui voit du dedans. À lui seul, ce sentiment continuel de vertige et d’ivresse est comme un chaos permanent où l’état d’équilibre, de coordination normale, ne peut s’établir ou du moins durer.

Si maintenant nous comparons aux autres formes, plus ou moins graves, cette altération de la personnalité à sensibus lœsis, voici ce que nous trouvons : un moi nouveau ne se forme pas dans tous les cas. Lorsqu’il se forme, il disparaît toujours avec des troubles sensoriels. Jamais il ne parvient à supplanter entièrement le moi normal ; il y a alternance entre les deux : les éléments de l’ancien moi gardent assez de cohésion pour qu’il reprenne le dessus par intervalle. De là, l’illusion qui, au sens strict, n’en est pas une pour le malade, de se croire double.

Quant au mécanisme psychologique grâce auquel il se croit double, je l’explique par la mémoire. J’ai essayé de montrer précédemment[2] que la personnalité réelle, avec sa masse énorme d’états subconscients et conscients, se résume dans notre esprit en une image ou tendance fondamentale que nous appelons l’idée de notre personnalité. Ce schéma vague qui représente la personnalité réelle à peu près comme l’idée générale d’homme représente les hommes ou comme le plan d’une ville représente cette ville, suffit aux besoins ordinaires de notre vie mentale. Chez nos malades, deux images où schémas doivent exister et se succéder dans leur conscience, suivant que l’état physiologique fait prévaloir l’ancienne personnalité ou la nouvelle. Mais dans le passage de l’un à l’autre, si brusque qu’on le suppose, il y a une certaine continuité. Ces deux états de conscience n’ont pas, l’un un commencement absolu, l’autre une fin absolue, et entre les deux un hiatus, le néant. Comme tous les états de conscience, ils ont une durée ; ils occupent une portion du temps et le bout terminal de l’un touche le bout initial de l’autre. Bien plus, ils empiètent l’un sur l’autre. Quand l’un commence à exister, l’autre subsiste encore en diminuant ; il y a une période de coexistence où ils se pénètrent réciproquement. À notre avis, c’est pendant cette

  1. Revue philosophique, tome I, page 289, et l’Intelligence, 4e édit., tome II, appendice.
  2. Voir le numéro d’août 1884.