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TH. RIBOT. — bases affectives de la personnalité

la sentais, c’était comme une couche, un quelque chose mauvais conducteur, qui m’isolait du monde extérieur. Je ne saurais vous dire combien cette sensation était profonde ; il me semblait être transporté extrêmement loin de ce monde et, machinalement, je prononçai à haute voix les paroles : « Je suis bien loin, bien loin. » Je savais très bien, cependant, que je n’étais pas éloigné, je me souvenais très distinctement de tout ce qui m’était arrivé ; mais, entre le moment qui avait précédé et celui qui avait suivi mon attaque, il y avait un intervalle immense en ; durée, une distance comme de la terre au soleil. »

La vision est toujours altérée. Sans parler des troubles légers (photophobie, amblyopie), les uns voient les objets doubles ; à d’autres ils semblent plats, et un homme leur apparaît comme une image découpée et, sans relief. Pour beaucoup, les objets environnants paraissent se rapetisser et s’éloigner à l’infini.

Les troubles auditifs sont de la même nature. Le malade ne reconnaît plus le son de sa voix ; elle semble venir de très loin ou se perdre dans l’espace sans pouvoir atteindre l’oreille des interlocuteurs, dont les réponses sont aussi difficilement perçues.

Si nous réunissons par la pensée tous ces symptômes (accompagnés de douleurs physiques multiples, d’altérations du goût et de l’odorat), nous voyons surgir, brusquement et d’un bloc, un groupe de sensations internes et externes, marquées d’un caractère nouveau, liées entre elles par leur simultanéité dans le temps et plus profondément encore par l’état morbide qui en est la source commune. Il y a là tous les éléments d’un nouveau moi : aussi, parfois il se forme. « J’ai perdu la conscience de mon être : je ne suis plus moi-même ». Telle est la formule qui se répète dans la plupart des observations. D’autres vont plus loin et par moments se croient doubles : « Une idée des plus étranges, qui s’impose à mon esprit malgré moi, dit un ingénieur, c’est de me croire double. Je sens un moi qui pense et un moi qui exécute. » (Obs. 6.)

Ce processus de formation a été trop bien étudié par M. Taine pour que je recommence : « On ne peut mieux comparer, dit-il, l’état du patient qu’à celui d’une chenille qui, gardant toutes ses idées et tous ses souvenirs de chenille, deviendrait tout d’un coup papillon, avec les sens et les sensations d’un papillon. Entre l’état ancien et l’état nouveau, entre le premier moi, — celui de la chenille, — et le second moi, — celui du papillon, — il y a scission profonde, rupture complète. Les sensations nouvelles ne trouvent plus de séries antérieures où elles puissent s’emboîter ; le malade ne peut plus les interpréter, s’en servir ; il ne les reconnaît plus, elles