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bations ou altérations sensorielles, désorganisent le moi. Pourtant, l’observation le démontre et la réflexion l’explique. Ce travail de destruction ne vient pas d’elles seules ; elles ne sont qu’un épisode extérieur d’un désordre intérieur, plus profond, qui atteint le sens du corps. Ce sont des causes adjuvantes plutôt que efficientes. Les faits vont nous le montrer.

Les altérations de la personnalité avec troubles sensoriels, sans hallucinations au moins notables, sans perte du jugement, se rencontrent dans un certain nombre d’états morbides. Nous choisirons comme type la névrose étudiée, par Krishaber, sous le nom de « névropathie cérébro-cardiaque ». Il nous importe peu que ce groupe de symptômes mérite, ou non, d’être considéré comme une unité pathologique distincte ; c’est aux médecins d’en juger[1]. Le but de notre investigation est tout autre.

Résumons les troubles physiologiques dont l’effet immédiat est de produire un changement dans la cénesthésie (le sens du corps). D’abord des troubles de la circulation, consistant surtout en une irritabilité extrême du système vasculaire, probablement due à une excitation du système nerveux central, d’où contraction des petits vaisseaux, ischémie dans certaines régions, nutrition insuffisante et épuisement. Désordres de la locomotion, étourdissement, sentiment continuel de vertige et d’ivresse avec titubation, résolution des membres ou démarche hésitante, impulsion involontaire à marcher, « comme mu par un ressort ».

En passant de l’intérieur à l’extérieur, nous trouvons le sens du toucher qui forme la transition de la sensibilité générale aux sens spéciaux. Quelques-uns ont le sentiment de n’avoir plus de poids ou d’être très légers. Beaucoup ont perdu la notion exacte de la résistance et ne reconnaissent pas, avec le tact seul, la forme des objets. Ils se croient « séparés de l’univers » ; leur corps est comme enveloppé de milieux isolants qui s’interposent entre lui et le monde extérieur.

« Il se faisait, dit l’un d’eux, comme une atmosphère obscure autour de ma personne ; je voyais cependant très bien qu’il faisait grand jour. Le mot « obscur » ne rend pas exactement ma pensée ; il faudrait dire dumpf en allemand, qui signifie aussi bien lourd, épais, terne, éteint. Cette sensation était non seulement visuelle, mais cutanée. L’atmosphère dumpf m’enveloppait, je la voyais, je

  1. De la névropathie cérébro-cardiaque, par le Dr Krishaber. Paris, Masson, 1878. En général, cette maladie est considérée non comme une espèce distincte, mais comme un cas particulier de l’irritation spinale ou de la neurasthénie. Voir Axenfeld et Huchard : Traité des névroses, 1883, p. 270 et 294.