Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 18.djvu/415

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
411
TH. RIBOT. — bases affectives de la personnalité

zarre que soit, pour nous, leur conception du monde visible, qu’ils ne se figurent que par oui-dire, cela n’influe sérieusement ni sur la nature de leur personne, ni sur l’idée qu’ils en ont.

Si nous prenons le cas le plus célèbre de pauvreté sensorielle, celui de Laura Brigdmann, — cas minutieusement observé et sur lequel les documents abondent[1], — nous trouvons une femme, privée dès l’âge de deux ans de la vue, de l’ouïe, presque totalement de l’odorat et du goût, réduite au toucher seul. Il faut, sans doute, faire une très large part à l’éducation patiente et intelligente qui l’a formée. Toujours est-il que ses maîtres n’ont pu lui créer des sens nouveaux et que le toucher a dû suffire à tout. Or, elle se présente à nous avec son individualité propre, son caractère bien marqué ; « un bon naturel, une bonne humeur presque inaltérable, une patience pour s’instruire égale à son ardeur » ; bref, comme une personne.

Négligeant les détails sans nombre que comportent les cas précédents, nous pouvons dire pour conclure : la privation innée ou acquise d’un ou de plusieurs sens n’entraîne aucun état morbide de la personnalité. Dans les cas les moins favorables, il y a un arrêt relatif de développement auquel l’éducation remédie.

Il est clair que, pour ceux qui soutiennent que le moi est un composé extrêmement complexe (et cette thèse est la nôtre), tout changement, addition, soustraction, dans ses éléments constitutifs, l’atteint peu ou beaucoup. Mais le but de notre longue analyse est précisément de distinguer, parmi ces éléments, l’essentiel de l’accessoire. L’apport des sens externes (le toucher excepté) n’est pas un facteur essentiel. Ces sens déterminent, circonscrivent la personnalité, mais ne la constituent pas. Si dans les questions d’observation et d’expérience, il n’était téméraire de se fier à la logique pure, cette conclusion aurait pu être déduite à priori. La vue et l’ouïe sont par excellence objectifs ; ils nous révèlent le dehors, non le dedans. Quant au toucher, sens complexe que beaucoup de physiologistes démembrent en trois ou quatre sens, en tant qu’il nous fait connaître les propriétés du monde extérieur, qu’il est un œil pour les aveugles, il rentre dans le groupe de la vision et de l’ouïe ; par ailleurs, il n’est qu’une forme du sentiment que nous avons de notre propre corps.

Il peut sembler étrange que les paresthésies et dysesthésies, dont nous allons nous occuper maintenant, c’est-à-dire de simples pertur-

  1. Consultez sur Laura Brigdmann, la Revue philosophique, tome I, 401 ; tome VII, 316. Les principaux documents qui la concernent ont été recueillis par son institutrice Mary Swift Lamson dans son ouvrage : The life and education of Laura Dewey Bridgmann, the deaf, dumb and blind girl. London, Trübner, 1878.