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DELBŒUF. — la matière brute et la matière vivante

dividus et, partant, de la vie. Un principe omnis materies e materie ou omnis vis e vi n’aurait pas de sens ; car la matière ne vient pas de la matière, ni la force dela force. La matière ni la force n’ont pas de naissance, et c’est pourquoi elles ne meurent pas. Mais les êtres vivants meurent et voilà pourquoi ils naissent. Cependant jamais il n’est venu à l’idée d’un naturaliste de prétendre que l’importance des naissances compense celle des morts ; et c’est là ce qu’il faudrait pour que l’axiome formulé par M. Preyer fût acceptable.

Si je combats ici le savant physiologiste d’Iéna, ce n’est pas que ma manière de voir soit en contradiction absolue avec la sienne. Je ne veux pas souscrire à son principe parce que je ne le comprends pas bien ; et je nele comprends pas précisément parce qu’il a voulu le rendre trop clair ; il lui a donné un énoncé qui ne s’accorde pas avec le vague de l’idée.

J’ai relevé ailleurs[1] la vanité des efforts logiques que l’on fait pour donner une définition de la vie n’impliquant pas le défini ; car c’est justement le non-vivant que nous ne connaissons pas. Je dirai plus, le non-sensible et le non-pensant ne peuvent être conçus par l’esprit ; quoi de plus naturel, puisque l’esprit n’est que vie et pensée pures ? On s’imagine parfois les concevoir parce qu’on croit à la légitimité de l’abstraction. Au fond, il n’en est rien. Quel est le penseur qui ait jamais compris, par exemple, que la douleur pût se faire sentir à un être inconscient de lui-même ? Et pourtant voilà ce qu’on a prétendu mainte fois, ce que l’on prétend souvent encore nous faire accroire.

Dans cet état d’ignorance où nous sommes du mode d’exister des êtres autres que nous, vouloir donner au mot vie un sens qui ne comporterait pas en même temps la sensibilité et la volonté, et surtout vouloir spéculer sur la chose à laquelle ce mot correspondrait, est une prétention téméraire et qui ne peut aboutir. J’en reviens donc à ce que j’ai dit au début de cette étude : le terme de vie a deux sens : l’un par lequel on désigne une certaine manière de se manifester opposée à celle de la matière qu’on veut bien appeler brute — dans ce sens, c’est un pur mot — l’autre que l’on applique à l’existence temporaire limitée entre la naissance et la mort, d’agrégations auxquelles on donne le nom d’individus — dans ce sens, ce terme correspond à une réalité. L’axiome de M. Preyer n’est de mise dans aucun de ces deux cas. Après cette digression, je reviens à mon sujet, c’est-à-dire à la propagation de la vie.

  1. Voir Éléments de psychophysique générale et spéciale (théorie de la sensibilité), p. 153.