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DELBŒUF. — la matière brute et la matière vivante

d’azote et de carbone, mais ces atomes auraient pu être autres substantiellement que la cellule n’eût pas pour cela été autre qu’elle n’est.

Pour rendre ceci absolument clair, faisons une supposition. Imaginons que cette cellule mère puisse renaître telle qu’elle était, et qu’on la place dans un milieu identique, elle va évoluer de la même manière par voie d’absorption, mais il se trouvera qu’elle se complète par d’autres molécules d’oxygène, de carbone, etc. La cellule bourgeon se formera de même, et sera absolument semblable à la première, ou, pour rester dans la stricte exactitude, les différences seront imperceptibles et disparaîtront devant la grandeur et le nombre des ressemblances comme le fini devant l’infini. C’est ainsi qu’il n’importe de rien, quand nous prenons nos repas, que nous tirions du plat commun ce morceau ou un autre. Le fait des jumeaux qui se ressemblent physiquement et moralement prouve assez surabondamment ce que j’avance.

De là il résulte que les propriétés vitales et sensibles, qui ont certainement besoin pour se manifester d’une matière dans laquelle elles se réfugient, ne sont cependant pas les propriétés de cette matière, mais seulement de l’arrangement, indépendamment des matériaux arrangés. Les combinaisons du jeu de dominos ne tiennent pas à la matière des dés. La montre qui renferme l’art de l’horloger doit à celui-ci ce qu’elle est, et non au hasard qui a voulu qu’il entrât dans sa composition telles parcelles de cuivre et d’acier plutôt que telles autres.

Cette argumentation pourra paraître exclusivement favorable au spiritualisme qui croit à l’existence de substances spirituelles ayant la matière pour habitat. Il n’en est rien cependant. On ne peut voir dans la transmission de la vie qu’un cas particulier d’un phénomène général, bien qu’inexpliqué : la transmission du mouvement. Une bille de billard en choque une autre, s’arrête, et la bille choquée se meut à sa place. Le mouvement a passé de la première bille dans la seconde sans altération. Il est resté parfaitement identique à lui-même, seulement il s’est transféré dans un autre corps. Ainsi en est-il de la vie, de la sensibilité, de la pensée. Elles se transmettent, elles aussi, à la matière inorganique, et de même que le mouvement n’est plus dans la bille qui choque, de même elles finissent par cesser d’être chez les générateurs. Mais de même aussi que le mouvement de translation peut s’arrêter et se transformer en chaleur, électricité, lumière, etc., de même la vie peut être détruite par une action mécanique. Elle n’est donc pas une substance, ni la propriété d’une certaine substance — ou, si on croyait devoir le soutenir, il faudrait en affirmer autant du mouvement, et en général de toutes les forces.