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DELBŒUF. — la matière brute et la matière vivante

liquide est suspendue au goulot du flacon, la liqueur continue cependant à la grossir. Mais bientôt, la masse se sépare en deux et la goutte tombe. La goutte représente le maximum de poids que la cohésion peut soulever. Dans la célèbre expérience de Plateau, la masse d’huile soustraite à l’action de la pesanteur et mise en un mouvement de rotation, finit par se dissiper en un anneau de gouttelettes. Peut-être en est-il ainsi du protoplasme de la monère. Quand il a atteint un certain volume, les moindres mouvements tendent à le déchirer. La partie qui voudrait tirer ne peut vaincre la résistance du reste, et une scission est imminente.

Je sais moi-même que cette explication n’en est pas une ; mais en semblable matière, mieux vaut peut-être hasarder une comparaison que de garder un prudent silence.

Revenons maintenant à la monère et à ses deux enfants. Le phénomène de sa propagation soulève une question capitale. Peut-on dire que la monère meure au moment où elle se divise[1] ?

Bien des gens seront tentés de répondre oui. La monère individu a cessé d’être : elle à deux rejetons, voilà tout. La poule meurt et ses poussins lui survivent. Parfait. Mais la vie, elle, ne meurt pas, c’est la substance vivante qui meurt. Or, la substance à laquelle est attachée la vie de la monère génératrice, a-t-elle cessé d’être vivante, d’être en état de fonctionner, c’est-à-dire de s’assimiler certains corps étrangers ? qu’a-t-elle perdu ? Rien ; ni ses facultés, ni même sa forme, puisqu’elle n’en avait pas.

D’un autre côté, si elle ne meurt pas, où est-elle ? Dans ces deux moitiés, où est la mère, où est l’enfant ? Quelle est celle qui se souvient d’avoir été autrement ou autre chose ? Si l’une d’elles perpétue la mère, celle-ci sera évidemment, sauf mésaventure, immortelle. Et il en sera de même de ses enfants. Voilà donc des immortels qui ont commencé d’être. Nous avons vu que la logique ne se refuse pas à admettre une semblable existence ; mais la science proteste.

Comment sortir d’embarras ? Quelle réponse faire à la question : des deux parties de la monère, quelle est celle qui se regarde comme constituant le tout ? Elle est facile à trouver : aucune. En tant qu’on voudrait appliquer la notion d’individualité à la monère, et limiter son existence entre deux actes de séparation, l’un qui lui donne naissance, l’autre qui la détruit, il faudrait bien ne faire consister la continuité individuelle que dans la simple continuité de la conscience.

  1. Voir les travaux de MM. Wetsmann et Götte dont j’ai donné une courte analyse dans le n° de juin dernier. Ici je me rencontre pleinement avec M. Weismann, et je suis heureux de cette coïncidence.