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nous usons des bateaux à vapeur, des chemins de fer, bientôt des ballons. Pour se communiquer ses pensées, on avait la poste comme du temps de Cyrus ; aujourd’hui nous avons le télégraphe, le téléphone ; sur le fond des océans voyage notre pensée et bientôt notre voix. Au dessin et à la peinture ont succédé la daguerréotypie, la photographie, la phototypie, l’héliogravure ; nous saisissons et fixons sur le papier les allures du cheval dans la plaine, de la locomotive sur les rails, de l’oiseau au haut des airs ; le fond des mers nous révèle ses secrets. Aussi combien de fois nous disons-nous que, dans cinquante ans, l’humanité aura fait des pas dont il nous est impossible de calculer par avance la portée ! Que de changements depuis vingt ans, depuis dix ans ! C’est le cas de s’écrier avec le poète :

Omnia jam fiunt fieri quæ posse negabam.

Cette manière d’envisager le développement de l’univers simplifie beaucoup la conception de la vie, et en même temps celle du transformisme.

La variété des espèces actuelles est-elle issue d’un seul type ou de quelques types ? Ainsi se pose la question débattue aujourd’hui entre les savants. Je réponds résolument : les premières espèces sont innombrables, aussi nombreuses que les individus. Ah ! je veux bien qu’elles aient eu entre elles beaucoup de points de ressemblance ; c’étaient toutes des monères, si vous voulez. J’accorde même qu’elles pourraient se confondre à nos yeux, s’il nous était donné de les voir ; mais les différences pour être petites, étaient aussi considérables que les ressemblances, qui n’étaient pas grandes.

En effet — voici deux monères : de quel droit affirmez-vous qu’elles appartiennent à la même espèce ? S’uniront-elles jamais pour procréer en commun un être semblable à elles ? Pas le moins du monde. Elles vont chacune faire souche à part, et jamais elles ne se mélangeront. Il y a plus d’affinité entre le chien et le loup, le taureau et la jument, l’épagneul et la truie, la cane et le coq, le lapin et la poule[1], qu’entre deux monères, qu’entre deux enfants d’une même monère. Impossible de souder entre elles deux monères, de faire couler la substance de l’une dans l’autre. Cette antipathie n’est-elle pas l’indice d’un antagonisme spécifique ?

L’idée de l’espèce implique celle d’une communauté de substance. On peut dire de toute la descendance d’une seule monère qu’elle forme une espèce, parce que chaque individu porte en lui une par-

  1. Voir l’article de M. Duval sur l’hybridité (Revue scientifique, 26 janvier 1884, p. 99 et suiv).