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DELBŒUF. — la matière brute et la matière vivante

Aristote n’avait pas pour père un Aristote, ni Newton, un Newton. Or il y a certes plus de différence entre le protoplasme du père de Newton et celui de son fils qu’entre celui d’une monère et celui d’une amibe ; et néanmoins nous disons qu’Aristote et Newton ressemblaient à leur père, et qu’une amibe diffère d’une monère.

D’ailleurs le semblable n’engendre pas et ne peut engendrer un semblable de tout point. Dans l’intervalle d’une génération à une autre, le temps a marché, les conditions matérielles de l’univers se sont modifiées, et les générations nouvelles doivent s’y adapter c’est le progrès. On se représente volontiers la vie comme apparaissant çà et là dans l’univers primitif, à la façon des taches de rouille sur une plaque d’acier poli. Vue parfaitement fausse. Les éléments primitifs de l’univers sont tous uniformément vivants et tous à peu de chose près semblables. C’est l’exercice même de la vie qui introduit en eux des différentiations de plus en plus significatives. Sur tous les points de l’étendue se forment des unités instables et des précipitations de stables, et présentement, entre ces instables à tous les degrés et ces stables à tous les degrés aussi, il y a des différences intimes et infiniment profondes. Que de choses peuvent être aujourd’hui le phosphore, le carbone, la chaux ! que de choses, la fécule, la graisse, l’albumine, le protoplasme ! Jadis il n’en n’était pas de même. Les êtres vivants actuels ont à compter avec cette variété de substances et de propriétés ; c’est au milieu d’elles et avec leur aide qu’ils déploient leurs caractères spécifiques et individuels. De sorte que l’on peut dire qu’entre deux générations successives, la différence est de plus en plus marquée à mesure que l’on avance dans le temps.

L’histoire au besoin pourrait le prouver pour notre espèce. Pendant des milliers d’années, l’humanité a dû rester à peu près au même point les inventions se produisirent à de rares intervalles ; nous ne voyons pas une grande différence entre la civilisation grecque du temps d’Hérodote et celle du temps de Plutarque. L’histoire du moyen âge est monotone. Puis, à mesure que l’Europe vieillit, les siècles sont de plus en plus différenciés. Le xvie siècle diffère plus du xviie que du xve ; et certes l’étonnement de Voltaire sortant de sa tombe aujourd’hui, dépasserait de beaucoup celui de Rabelais renaissant à l’époque de la Révolution française. Un coup d’œil jeté sur l’histoire de quelques inventions vous en persuaderait sans peine. Jusqu’à la fin du siècle dernier, on s’éclairait comme du temps des Grecs et des Romains ; puis, en moins d’un siècle, ont apparu les quinquets, les carcels, les modérateurs, le gaz, le pétrole, le magnésium, la lumière électrique. À la fin du siècle dernier, les moyens de locomotion étaient les mêmes que du temps de Salomon ou de Rhamsès ;