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G. POUCHET. — la biologie aristotélique

chimie du commencement du siècle dernier est presque illisible aujourd’hui pour qui ne s’est pas familiarisé avec les termes alors en usage, fort différents des nôtres. À plus forte raison doit-il en être ainsi des ouvrages de science écrits il y a deux mille ans avec une éducation et des habitudes d’esprit que nous n’avons plus. Il faut surtout se mettre en garde contre les changements de signification d’une foule d’expressions courantes qui sont restées dans notre langage, mais avec un sens tout autre que celui qu’elles eurent à l’origine, comme les mots mouvement, chaleur, froid, coction, principes, âme, aliment, sécrétion, etc… Le premier soin pour lire utilement un auteur ancien doit donc être de chercher à déterminer la juste portée des termes qu’il emploie.

Le mot « mouvement » a dans Aristote un sens beaucoup plus étendu que celui que nous lui prêtons[1] : tout passage d’un état à un autre, du néant à l’être, de l’être au néant, d’une forme à une forme plus volumineuse ou plus réduite, etc., sont des mouvements : La semence de la plante, le germe de l’animal dans le corps de la mère se développent en vertu d’un principe de mouvement : l’impulsion une fois donnée ne s’arrête plus, elle se communique de proche en proche. Sous ce rapport Aristote ne comprend pas autrement que nous la suite nécessaire des phénomènes vitaux et l’espèce de fatalité qui les entraîne dans un ordre déterminé. L’accroissement du corps par la fixation incessante des particules élémentaires tirées de la nourriture est un mouvement. La vie, en somme, est un mouvement, et c’est ainsi d’ailleurs que la définira plus tard saint Thomas d’Aquin.

La qualité propre et distinctive des êtres vivants est ce mouvement, c’est-à-dire en langage moderne la propriété qu’ils ont de se nourrir. Les plantes aussi bien que les animaux se nourrissent, « car on ne saurait soutenir qu’elles croissent par en haut seulement et non par en bas, elles se développent et se nourrissent également dans les deux directions et en tous sens ». Cette propriété vitale essentielle, puisque tous les êtres vivants la présentent sans exception, a reçu dans notre langage un peu barbare mais précis le nom de « nutritivité » [2]. Aristote y reconnaît aussi bien que nous le phénomène fondamental de la vie. « Pour les corps naturels, dit-il, les uns ont la vie, les autres ne l’ont pas et nous entendons par la vie : se nourrir par soi-même, se développer et périr (Âme, II, ii, § 3) ».

  1. Le traité De l’âme énumère quatre sortes de mouvements : 1o translation ; 2o changement ; 3o destruction ; 4o accroissement.
  2. La « nutrition » étant l’acte qui résulte de cette propriété. Dans le langage courant les deux expressions sont souvent confondues ; de même Aristote prend l’une pour l’autre l’âme, c’est-à-dire la propriété, et la fonction (δύναμις) qui en découle (Âme II, ii, 6 ; iii, 1).