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indéfiniment de nouvelles grandeurs à une grandeur déterminée, mais qu’elle s’illusionne sur la nature de son opération, quand elle nomme ceci construire l’avenir, cela reconstruire le passé ; tandis qu’au fond elle se borne à changer les mots et non la chose ?

Par conséquent, naissance n’implique pas mort, mais mort suppose naissance.

On va me dire que l’univers est éternel et que rien en lui n’est éternel ; que rien ne se crée ni ne se détruit, que tout se transforme et que, par conséquent, les apparitions et les disparitions peuvent se concilier avec l’existence sans commencement ni fin. Certes ! Mais voyez ! Ce que nous considérons comme éternel, c’est la matière et la force, je suppose, et précisément elles, en tant que, dans notre pensée, nous ne les soumettons pas au changement. Et quant aux phénomènes dont elles sont le support éternel et, à ce titre, immuable, et qui se succèdent sans relâche et toujours variés, ils ont, eux, dans notre pensée comme dans la réalité, une durée limitée. Bien mieux, nous ne concevons même pas qu’ils puissent s’arrêter un seul instant dans la voie des transformations. Comme à un certain instant ils doivent cesser d’être, dès leur apparition ils se préparent à disparaître et marchent d’un pas plus ou moins lent, mais certain, progressif, sans retour, vers leur évanouissement. S’ils s’avisaient de s’arrêter, ne fût-ce qu’un moment, à ce moment nous nous surprendrions à nous demander si par hasard ils ne seraient pas immortels.

On voit par là que, si c’est avec raison que l’on rapproche la naissance de la mort, on n’est pas en droit d’avancer que tout ce qui naît meurt ; de là, que tout ce qui est engendré meurt, et partant que la procréation est un motif de mort, l’enfant remplaçant la mère.

Comme je viens de le dire, il n’y a aucune difficulté à se représenter comme perpétuel ce qui a commencé d’être. Pourquoi un produit devrait-il nécessairement se décomposer ? Ne visons-nous pas, nous si chétifs, à créer des œuvres immortelles, monuments de l’art et monuments de la pensée ? Ne nous flattons-nous pas d’y réussir ? La vérité est qu’il semble inconcevable que ce qui se détruit puisse avoir existé de tout temps ; car on ne voit pas pourquoi il n’aurait pas été détruit auparavant. Rien n’empêche qu’une créature soit immortelle, et la conscience humaine n’a jamais rejeté cette possibilité. Mais que le mortel puisse ne pas avoir été créé, voilà qui répugne à la raison.

On voit maintenant que la question doit se poser ainsi : Pourquoi l’individu est-il sujet à la mort ? Je la traiterai dans la deuxième partie de cette étude.