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liberté le système hypothétique qu’il croira plus propre à lui servir de mémoire artificielle, à condition pourtant qu’il n’y attachera pas d’autre prix et n’en fera pas d’autre usage.

L’imperfection de toutes les théories musicales vient de la même cause que la futilité de presque tous les systèmes physiques. On s’est pressé de bâtir avant d’avoir un assez grand nombre de matériaux pour élever l’édifice. Nous pratiquons dans notre musique moderne un assez grand nombre d’accords que vraisemblablement les anciens ne connaissaient pas. Est-il bien sûr que ces accords soient les seuls praticables et que de nouvelles combinaisons n’en fassent point découvrir d’autres ? On est bien porté à penser le contraire, lorsqu’on voit les musiciens pratiquer avec succès des accords très dissonants et n’en pas tenter plusieurs qui le seraient beaucoup moins. Nous en avons indiqué un grand nombre dans l’Encyclopédie, au mot Basse fondamentale. Nous croyons que la liste en pourrait être facilement augmentée, et nous inviterons les musiciens à compléter cette liste, à essayer ces nouveaux accords, non seulement isolés, mais précédés ou suivis par d’autres, à tâcher enfin d’étendre leur art et à ne pas croire qu’il soit renfermé dans les limites de leur tête et de leur siècle. La plus belle langue est celle qui est la plus riche en mots, et en augmentant, comme nous le proposons ici, le nombre des accords, nous augmenterons le nombre des mots de la langue musicale, jusqu’à présent bien peu abondante. Il pourra résulter de là un autre avantage : ces nouveaux accords réunis et combinés avec les anciens, conduiront peut-être à quelque principe général qui servira de base à la vraie théorie que nous attendons encore, ou cette combinaison approfondie nous convaincra qu’il n’y à point de théorie musicale à espérer, ce qui revient à peu près au même pour le progrès de la science. Car une question est bien résolue quand on est assuré que la solution en est impossible. Jamais les esprits ne furent plus disposés en tout genre à cette sage méthode de philosopher, qui ne s’appuie que sur des observations ; d’ailleurs, aucune nation peut-être n’est plus propre en cet instant que la nôtre à faire et à recevoir ces nouveaux essais d’harmonie. Nous renonçons à notre vieille musique pour en prendre une autre. Nos oreilles, si l’on peut parler ainsi, ne demandent qu’à s’ouvrir à des impressions nouvelles, elles en sont avides et la fermentation même s’y joint déjà dans plusieurs têtes. Pourquoi n’espérerait-on pas de ces circonstances et de nouveaux plaisirs et de nouvelles vérités ? « Athéniens, disait un prêtre d’Égypte à Solon, vous croyez tout savoir et vous n’êtes que des enfants. » Craignons qu’un jour nos neveux n’en disent autant de nous par rapport à la musique, que nous croyons avoir pris tout son accroissement et qui n’est peut-être encore que dans son enfance, quoique cette enfance soit déjà bien vieille.

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Le Propriétaire-Gérant, Félix Alcan.