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uniquement borné à recueillir des règles sans en donner les raisons, sans en avoir cherché l’analogie et la source commune. Une expérience aveugle a été l’unique boussole de la plupart des artistes. Essayons ici, pour jeter sur ce sujet le peu de lumières dont il est susceptible, de présenter à nos lecteurs quelques observations raisonnées sur le principe de l’harmonie.

Il paraît que l’habitude influe beaucoup plus encore sur le plaisir qui résulte de l’harmonie que sur celui qui naît de la mélodie simple, et qu’un homme qui entendrait pour la première fois un grand concert n’entendrait d’abord que du bruit : je parle même d’un concert vraiment harmonique et à plus forte raison de cette musique étourdissante et pauvre, malheureusement trop commune, qui ressemble à une conversation décousue, où tout le monde parlerait à la fois et où personne ne dirait rien qui valût la peine d’être écouté.

L’harmonie est pourtant dans la nature, car il est certain qu’un simple son en apparence en renferme plusieurs autres ; il est vrai que l’harmonie donnée par la nature est bien moins composée que celle de nos concerts ; mais l’art ne peut-il pas ajouter sur ce point à la nature ? Voilà du moins ce qu’il a tâché de faire et tel est l’objet principal de la théorie de la musique[1].

Tout corps sonore fait entendre, outre le son principal, sa douzième et sa dix-septième, ou, ce qui revient à peu près au même, sa quinte et sa tierce et la quinte plus fortement que la tierce. Donc, conclura-t-on, l’accompagnement d’un air doit être toujours et uniquement à la tierce majeure et à la quinte : rien n’est mieux raisonné ; c’est dommage que l’expérience renverse cette belle logique, car cet accompagnement continuel à la tierce et à la quinte ne produirait qu’une harmonie détestable.

C’est que le plaisir de l’harmonie vient non seulement de chaque accord en particulier, mais de la succession des accords, et qu’une suite non interrompue d’accords parfaits serait d’une monotonie fastidieuse.

On ne conclurait pas plus juste des sons multiples observés dans un son simple que la succession la plus agréable des sons est de les faire suivre par quintes, c’est-à-dire par celui des harmoniques que la nature fait le mieux entendre dans le son précédent. Cette succession formerait un chant niais, semblable au cri désagréable de certains animaux.

C’est pourtant de cette résonance du corps sonore que Rameau a tâché de déduire toute la théorie de la musique. Il explique assez bien quelques-uns des faits connus ; il réussit moins à quelques autres ; il voulut même en expliquer qui se refusaient entièrement à son principe : il finit par vouloir trouver dans les proportions musicales toute la géométrie, dans le mode majeur et mineur les deux sexes des animaux, enfin la Trinité dans la triple résonance du corps sonore.

  1. Il y a en cet endroit et dans quelques autres des notes d’un caractère trop technique pour ce recueil ; on les trouvera dans la publication de M. C. Henry.