Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 18.djvu/352

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
348
revue philosophique

différence des langues, les unes plus douces pour les organes plus flexibles, les autres plus rudes pour des organes plus difficiles à mouvoir.

Mais comme il ne suffit pas, pour se faire entendre, de proférer les uns après les autres des mots sans liaison et sans rapport, il ne suffit pas de même, pour produire une musique agréable, de faire suivre des sons au hasard ; il faut que la marche de ces sons soit assujettie à quelques lois, et il est pour cet objet une syntaxe, comme il en est une pour les langues.

Cette syntaxe est la théorie de la musique, c’est-à-dire la loi suivant laquelle les sons doivent se succéder, ou plutôt la loi qui défend certaines successions de sons, comme la grammaire défend certaines successions de mots.

Je ne parle d’abord que de la succession des sons, parce que le premier instinct de la nature nous porte à chanter seuls ; mais la nature ou l’habitude nous fait aussi éprouver du plaisir à unir les sons l’un à l’autre pour les faire entendre à la fois, et les lois de cette union sont une autre branche de la syntaxe musicale[1].

On peut demander pourquoi les hommes, qui n’ont aucun plaisir à parler plusieurs ensemble, en éprouvent à entendre en même temps plusieurs sons. C’est que la musique est une langue imparfaite, une langue dont les expressions ont toujours quelque chose de vague et d’indéterminé, à peu près comme serait une langue qui aurait que de simples syllabes et point ou très peu de mots. Plus on voudra que cette langue soit intelligible, plus il sera nécessaire d’y aider l’expression par l’action et par le geste ; dans la musique, l’accompagnement doit produire un effet à peu près semblable. Si un musicien joue un air de caractère et qu’en même temps un danseur exécute une pantomime accommodée à cet air, l’auditeur spectateur apercevra bien mieux le sens de la musique et entendra un discours suivi et même animé dans cette musique où il n’aurait entendu que du bruit si elle n’avait pas été pour ainsi dire traduite et expliquée par la danse. L’harmonie est de même une espèce de geste qui, dans la musique, doit suppléer au sens ou fortifier celui qu’elle a et qui souvent n’y supplée pas encore assez.

Il est néanmoins des oreilles et des peuples mêmes pour qui l’harmonie ne fait qu’embrouilier l’expression au lieu d’y ajouter. Quoique les anciens aient connu le plaisir qui naît des consonnances, il paraît que, s’ils ont fait usage de l’harmonie, au moins elle était chez eux beaucoup plus simple et moins chargée que la nôtre. Avons-nous été plus loin qu’eux sur cet objet, ou sommes-nous restés en arrière en voulant et croyant aller plus loin ? Il faudrait, pour décider cette question, que nous fussions plus instruits sur la musique des anciens.

  1. La musique appelle mélodie l’art de faire succéder les sons, et harmonie l’art de les unir. La mélodie a existé de tous les temps : harmonie est beaucoup plus moderne, (Note de d’Alembert.)