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ANALYSES.krause. Vorlesungen über Æsthetik.

L’univers considéré comme un ensemble de corpuscules régis par des lois mécaniques, invariables et fatales, c’est le côté prosaïque, dont le côté poétique et aussi le vrai côté scientifique est la contradiction même. Aussi Lucrèce n’a été poète qu’à force de se contredire. La vraie philosophie de la nature est celle qui conçoit l’univers entier comme un tout organisé et vivant. La vie, la vie infinie y est partout, dans les dernières parcelles comme dans son ensemble. Elle y est à tous les degrés et sous une infinie variété de formes. Elle-même, la nature, est un composé d’activités et de forces, elle-même est une force ou une puissance éternellement agissante et créatrice exprimant et réalisant des essences ou des idées qui sont des types et des modèles, dont un principe unique est la base ou la substance, cause douée elle-même de la vie, cause active et vivante, incessamment agissante, éternellement créatrice.

La beauté de la nature, à ce point de vue, consiste dans l’harmonie qui y règne. Ici, es pages entières que l’on croirait sorties de la plume de Schelling, quoique la terminologie soit un peu différente. Mais partout reviennent aussi d’autres termes aujourd’hui consacrés, de développement, de processus, de moments dans le progrès des existences, processus chimique, processus dynamique, processus organique, etc.

Krause va ici plus loin encore que Schelling ; il accorde à la nature elle-même une certaine liberté. Selon lui, elle agit librement ; mais il distingue deux libertés, la liberté réelle et la liberté idéale. Loin d’être aveugle, la nature choisit et marche à son but, etc. ; l’autre, la liberté idéale, est la liberté de l’esprit.

La beauté réunie de la nature et de l’esprit dans leur accord et comme formant un tout harmonique mériterait aussi de fixer notre attention. Ce qui est dit de la beauté humaine sous son double aspect, physique et moral, de la beauté individuelle, sociale, humanitaire, de la distinction des sexes, de leur opposition, de leur accord, de l’amour, de la famille, du mariage, etc, conformément au système, est également d’un véritable intérêt. Tout cela, depuis, a été étudié plus en détail et avec plus de développement (voy. Vischer, Köstlin) ; mais on doit savoir gré à l’esthéticien d’avoir tracé la route et marqué les jalons.

Il y aurait bien quelques réserves à faire en plusieurs endroits en ce qui concerne en particulier la beauté humaine, par exemple sur ce qui est appelé la beauté anaphroditique, comme opposée à la beauté spécifique des sexes, à la beauté hermaphroditique, etc. Déjà W, de Humboldt a commis cette erreur de placer une sorte de beauté indifférente et supérieure de celle qui distingue l’homme et la femme.

Nous aimons mieux faire remarquer ce qui est vrai dans la généralité de cette distinction : la beauté du corps comme résultant de l’harmonie des forces et des organes, la beauté humaine comme déterminée surtout par la prédominance de l’esprit sur l’’animalité symbolisée par la structure extérieure du corps elle-même, rehaussée, transformée par l’esprit, qui la spiritualiste et l’embellit. Ce qui fait en réalité la beauté