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ANALYSES.e. beaussire. La liberté d’enseignement.

point de vue des obligations et des convenances que doit s’imposer l’éducation nationale dans une société fondée sur le double principe de la liberté des cultes et de la neutralité religieuse de l’État ». Plus loin pourtant, dans une note, il y a cette restriction : « Le seul grief plausible du clergé catholique contre des écrits où est professée la plus pure morale spiritualiste a été une sorte de glorification du mariage civil, à l’exclusion du mariage religieux. »

Dans son ardent libéralisme, l’auteur semble croire que l’enseignement des religions pouvait cohabiter pacifiquement dans l’école même avec l’enseignement de la morale et de la religion naturelle. Il eût voulu par exemple y maintenir les emblèmes, et la répétition du catéchisme par l’instituteur. C’est là une illusion, croyons-nous ; aucune concession de ce genre, et la dernière était singulièrement dangereuse, n’aurait empêché la lutte ; et, les prétextes actuels manquant, elle eût éclaté quand même. M. Compayré fait dire au mari au sortir de la mairie : « Dès à présent, nous sommes bel et bien mariés. » Mais M. J. Simon avait dit : « Quand on est marié à la mairie, on est tout à fait marié ; » et son livre n’est pas à l’index, que nous sachions. — Au fond, dans la question des manuels, il faut voir ce que M. Beaussire lui-même appelle « la concurrence de deux puissances sociales se disputant la domination des âmes », La morale naturelle, en devenant « laïque », apparaît comme une rivale pour la morale théologique, qui jusque-là n’acceptait le concours de la raison que sous la condition d’une entière subordination à la religion révélée. Le seul fait de l’introduction d’un manuel d’instruction morale à l’école peut être considéré par l’Église comme une atteinte à ses droits. « Pour le catholique, dit M. l’abbé Huguenot dans son Manuel chrétien, la morale est basée sur l’enseignement du catéchisme et de l’histoire sainte ; » aussi n’écrit-il qu’un traité d’instruction civique, c’est le cas également de M. Arth. Loth[1].

Autrefois, il s’était fait, il est vrai, une sorte de compromis tacite au sujet du cours de morale dans les lycées ; mais l’Université proclamait l’accord complet de la morale philosophique avec la morale de l’Évangile. En 1851, comme le rappelle M. Beaussire, un professeur fut exclu non seulement de l’Université, mais de l’enseignement libre pour avoir osé rompre ouvertement avec le christianisme dans un traité de morale où rien ne s’écartait du plus pur spiritualisme. Aujourd’hui, l’État affirme l’indépendance de la morale rationnelle, et les divergences entre son enseignement et celui de l’Église, au lieu d’être dissimulées et atténuées, sont au contraire ce qui frappe et ce qu’on met en relief. Le manuel laïque insiste sur les droits de l’homme et du citoyen, sur la tolérance, sur les vertus civiques dans un État républicain, sur la

  1. Voir l’étude magistrale que M. Boutroux a publiée dans le no  du 15 avril 1883 de la Revue pédagogique sur les récents manuels de morale et d’instruction civique.