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une série d’époques nettement tranchées, et cependant l’évolution, qui saisit une idée sous sa forme ancienne et retrace ses apparitions diverses au cours des âges, ne ressort point clairement de l’exposé de M. Tiele. Restent les Israélites, Ici nous avons en une réelle mesure l’histoire d’une idée, de la notion de Yahvéh évoluant de Moïse à Jérémie ; mais comme les assertions de l’auteur, relatives au yahvisme antérieurement au viiie ou au ixe siècle, offrent un caractère singulièrement conjectural, que nous avons déjà relevé, nous avons grand’peur que M. Tiele ne rencontre sur ce point encore une contradiction sérieuse.

Si nous contestons, pour les différentes espèces, le terme d’histoire, nous récusons plus complètement encore celui d’histoire comparée. Ce mot ne se justifierait que dans le cas où, prenant une idée ou un système propre à un groupe, on en suivrait parallèlement l’évolution dans les différentes branches entre lesquelles s’est divisé le groupe premier. Ainsi nous avons la grammaire comparée des langues néo-latines ou romanes. Or il bien clair que, en dépit de certaines ressemblances qui légitiment le dessein de les traiter simultanément, les religions de l’Égypte, de la Babylonie, de la Phénicie et de Ia Palestine ne sauraient être considérées comme des rameaux sortis d’an tronc commun.

Nous arrivons ici à un point important, qu’il nous semble utile de préciser dans l’intérêt même de l’hiérographie ou histoire des religions. Pour assurer à ses travaux le crédit qu’elle mérite, il faut la débarrasser complètement des théories philosophiques. Un partisan de la tradition croira que les diverses religions ne sont que les dégradations d’une première forme religieuse très pure et très simple communiquée par la divinité à sa créature ; à ce point de vue, il concevra volontiers le plan d’une Histoire comparée des religions où l’on étudierait parallèlement la dégénérescence du type primitif du sein des différents groupes ethniques. M. Tiele rejette cette vue, qui lui paraît sans doute entachée d’un a priori dogmatique intolérable ; maïs, à son tour, n’empiète-t-il pas sur les droits de l’histoire pure en lui imposant la formule de l’évolution, laquelle partant de l’hypothèse d’un naturisme primitif, grossier, nous fait voir ce dernier s’élevant par degrés au supranaturalisme éthique, passant du particularisme national à l’internationalisme et à l’universalisme ? Comme lui, je crois cette seconde façon de voir plus conforme que la première à l’état actuel de nos connaissances anthropologiques ; mais, — et c’est en cela que je n’hésite pas à me séparer de l’éminent professeur, — je me défendrais, sur un terrain donné et précis, d’introduire cette théorie, si les faits, rigoureusement éprouvés, ne la produisaient d’elle-même. Il n’est que trop visible, dans le présent ouvrage, que le cadre un peu artificiel où M. Tiele a rangé ses renseignements est fourni par une vue philosophique du progrès religieux plutôt qu’il n’est l’expression et le reflet immédiat des faits.

La constatation de cette dissidence n’est pas faite pour contester à l’œuvre, qui vient d’être transportée dans notre langue, les solides qualités qui la distinguent, mais plutôt pour les définir et les marquer