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la matière inerte passer à l’état de matière vivante, bien plus, de matière sensible, consciente et libre, quelque opinion que l’on professe d’ailleurs sur l’essence de la liberté. La chlorophylle des plantes et l’appareil digestif des animaux opèrent incessamment cette métamorphose.

N’oublions pas toutefois que cette transformation de l’inerte en vivant, du stable en instable n’est possible qu’au prix d’une précipitation inverse et plus grande d’instable en stable. Avec de vrais cadavres, s’il y en avait, on ne pourrait jamais refaire de la vie. Mais du moment que des substances mises en contact manifestent une tendance à réagir et à entrer dans de nouvelles combinaisons, on peut, pour ainsi dire, rassembler ces étincelles de vie pour en former des substances complexes toujours prêtes à se résoudre. Par une espèce de compensation, cette synthèse engendre une masse plus ou moins considérable de résidus plus fixes encore que les éléments d’où ils sont tirés. C’est là, en somme, tout le secret de la chimie.

Il n’y a dès lors aucune difficulté théorique à comprendre comment la matière passe de l’état dit inerte à l’état dit vivant, et réciproquement ; et l’on échappe ainsi à un dilemme inextricable. En effet, en dehors de cette hypothèse, et la création étant exclue, de deux choses l’une : ou la matière vivante est éternelle, ou elle est un accident. Si elle est éternelle et coexiste de toute éternité avec la matière inorganique, comment peut-elle mourir ? Or elle meurt, et même nous savons, quand il nous plaît, la désorganiser. Elle finira donc par disparaître, elle qui n’a pas cessé d’être, et alors comment se fait-il que, affrontant depuis un temps infini toutes les chances de mort, elle n’ait pas encore disparu ? Si elle est un accident, un certain aspect de la matière inorganique, seule éternelle, pourquoi ne voyons-nous pas cet accident se produire sous nos yeux ? bien mieux, pourquoi la génération par bourgeonnement ou par copulation a-t-elle pris la place de la génération spontanée, à ce point que toutes nos observations et nos expériences nous forcent d’adopter comme un axiome la loi : Omne vivum ex vivo ?

Pour nous donc, il n’y a pas de différence essentielle entre l’organique et l’inorganique. Ils peuvent se transformer l’un dans l’autre, bien que de lui-même l’inorganique ne puisse reproduire l’organique. C’est ainsi que le mouvement peut se transformer directement en chaleur, mais que la réciproque n’a pas lieu. Comment le stable peut-il se retransformer en instable ? Tel sera l’objet de la première partie du présent travail.