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jectera-t-on peut-être, Malebranche ne s’est pas douté que l’enregistrement se fait non dans le cerveau, mais dans l’organe sensoriel même, comme le prouve ce fait que si, les yeux fermés, nous tenons une image d’une couleur très vive longtemps fixée devant l’imagination, et qu’après cela, ouvrant brusquement les yeux, nous les portions sur une surface blanche, nous y verrons durant un instant très court l’image contemplée en imagination, maïs avec la couleur complémentaire, fait montrant, dit-on, que l’opération nerveuse est la même dans la perception et dans le souvenir[1]. À cela nous répondrons que la valeur de l’œuvre de Malebranche ne nous paraîtrait aucunement compromise par une erreur de ce genre : que l’enregistrement se fasse en un point ou en un autre du système nerveux, c’est une question présentant un haut intérêt au point de vue purement physiologique, mais qui, philosophiquement parlant, a une importance secondaire. Dans tous les cas, nous donnons la théorie cartésienne de la mémoire comme un admirable point de départ et non comme une œuvre achevée et sans mélange d’erreur. On nous permettra toutefois d’opposer quelques réflexions à l’objection que nous venons de prévoir.

D’abord si le phénomène invoqué prouve bien que, dans le souvenir des couleurs, le nerf optique éprouve une modification analogue à celle qui a provoqué les sensations rappelées, il ne prouve aucunement que, dans le cas du souvenir, cette modification n’est pas un phénomène secondaire, provoqué par un phénomène cérébral originaire. Ensuite, il est une conséquence inévitable qui nous paraît surprenante et n’est point confirmée, croyons-nous, par l’expérience : si la base physiologique du souvenir se trouve à l’épanouissement périphérique du nerf optique, il suffira que cette extrémité du nerf soit détruite ou que le nerf soit coupé en un point quelconque, pour qu’il se produise une abolition absolue et immédiate de la mémoire correspondante. Ainsi un homme devenant aveugle, pour l’une des deux causes que nous venons d’indiquer, n’aurait plus aucun souvenir de la lumière et des couleurs, bien que son appareil cérébral fût intact, et les mots désignant ces choses seraient pour lui aussi vides de sens que pour un aveugle de naissance. Nous trouvons, d’autre part, un puissant argument contre l’opinion de Bain dans une très intéressante analyse des travaux du docteur Stricker, publiée par la Revue philosophique du mois d’août 1888. Le célèbre anatomiste viennois établit très bien en effet que le souvenir des. Sons, par exemple, est lié à des impressions musculaires du larynx ; or, si nous

  1. Voir les Sens et l’Intelligence, par Bain, trad. Cazelles, p. 304 et appendice D.