Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 18.djvu/304

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
300
revue philosophique

Avant de quitter ce mémoire, il convient de l’étudier au point de vue de la méthode. On sait que, en ce qui concerne les sciences physiques, l’école cartésienne a eu le tort d’attribuer une trop grande valeur aux conceptions à priori. Plus qu’un autre, Malebranche était exposé par son optimisme à commettre cette faute de méthode, car, le monde réel étant le plus parfait des mondes possibles, on peut espérer, en principe du moins, le retrouver par une opération purement rationnelle. Toutefois, comme cette perfection n’est pas absolue, mais comporte certains défauts de détails, on conçoit que la raison soit impuissante dans bien des cas, puisqu’il serait nécessaire d’embrasser dans son étude tout l’ensemble du monde. Aussi Malebranche recommande-t-il en divers point de ses écrits, de contrôler par l’observation et l’expérience les déductions de la raison[1] ; mais on doit reconnaître cependant que la vérification n’occupe qu’une place bien secondaire dans sa méthode théorique. Il est intéressant de voir ce que devient cette méthode quand il passe à la pratique, c’est-à-dire quand il cherche à résoudre une question de physique. Nous allons constater qu’alors, si l’on néglige quelques affirmations faites d’un ton un peu trop tranchant, cette méthode devient irréprochable.

Partant de ce fait d’observation que la lumière varie d’intensité sans que la couleur change et s’aidant de l’analogie des phénomènes acoustiques, Malebranche est amené par des considérations fort logiques à émettre sa théorie des couleurs. Après l’avoir ainsi établie en partant des phénomènes les plus généraux, il prend un autre phénomène dont il ne s’est pas servi dans son travail de conception, et cherche à l’expliquer au moyen de sa théorie. Ce phénomène est celui en vertu duquel divers yeux peuvent recevoir simultanément, par l’intermédiaire d’un même point, l’impression de diverses cou-

    signale le mémoire de Malebranche, mais sans entrer dans aucun détail, puis il ajoute en note : « Gœthe, dans son Histoire des couleurs, analyse et critique ce mémoire. Voir dans les œuvres de Gœthe, édition Hachette, le volume des œuvres scientifiques publié par M. Faivre. » Comme on le sait ce volume ne contient qu’une analyse et une appréciation des œuvres scientifiques de Gœthe. Nous y avons bien trouvé le nom de Malebranche, mais à la table seulement. L’analyse donnée par Gœthe doit être bien peu fidèle, si l’on en juge par ce fait que M. Faivre brûle l’encens traditionnel en l’honneur d’Euler : « Suivant l’admirable comparaison d’Euler, dit-il, les vibrations de l’éther produisent la lumière, comme les vibrations de l’air produisent les sons, et les couleurs sont pour la vue ce que les différents sons de la musique peuvent être pour l’ouïe (page 163). »

  1. « Il vaut mieux sans doute étudier la nature que les livres ; les expériences « visibles et sensibles prouvent certainement beaucoup plus que les raisonnements des hommes » (Recherche de la Vérité, livre II, 1re partie, chapitre VIII).