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delbœuf. — la matière brute et la matière vivante

nerveuse : soit comme l’étincelle se propage à travers un cordon d’amadou, modifiant et détruisant la substance du nerf — peu nous importe, c’est affaire aux physiologistes de nous instruire à cet égard. Mais, quoi qu’il en soit du mode de propagation, cette impression rétinienne s’arrête quelque part, dans l’une ou l’autre cellule du cerveau, si l’on veut ; elle y crée des connexions, des relations qui n’existaient pas auparavant. Elle s’y fixe. Désormais cette partie du cerveau a son rôle bien marqué : quand elle s’ébranlera, elle verra un bœuf. Quant à la substance rétinienne qui a servi, elle doit s’éliminer. Il s’en reformera une nouvelle aux dépens de la nourriture, selon la manière dont il a été parlé précédemment.

Voici de même un bras sans aptitude aucune. La volonté va le guider et l’instruire, il sera graveur, dessinateur ou pianiste. Et finalement, il fera de lui-même et sans conseil ce qu’on requiert de lui. La volonté est comme les bons maîtres qui travaillent à se rendre inutiles, et dont l’unique ambition est de se retrouver tout entiers dans leurs élèves. Elle discipline les muscles et coordonne les mouvements. Il suffit à l’instrumentiste de jeter les yeux sur la musique pour que ses doigts l’exécutent.

Comment se fait cette éducation des muscles et des nerfs ? Comment leur substance s’assouplit-elle ? Quelle différence y a t-il entre un muscle sans habitude et un muscle habitué, ou, pour spécifier, entre les doigts d’un violoniste et ceux d’un pianiste ? — questions précises et graves auxquelles l’avenir, n’en doutons pas, trouvera bien une réponse.

Grâce à cette substance instable disponible, l’animal peut répondre aux excitations du dehors, sortir d’affaire lorsqu’il se présente des circonstances nouvelles et imprévues, tirer des règles d’expérience pour l’avenir. L’expérience ce n’est qu’une coordination de mouvements fixée, Je retire ma main du feu avant que je sente la douleur, parce qu’autrefois je l’ai retirée sous l’action de la douleur. Ce n’est pas que, rigoureusement parlant, je ne la sente pas aujourd’hui et que l’expression « avant la douleur » soit absolument exacte. En réalité, il y a un commencement de douleur, mais ce commencement a sans cesse tendu dans le cours de ma vie à se réduire le plus possible. L’enfant dans son berceau crie. Il se tait quand on le prend. Bientôt il criera pour qu’on le prenne. C’est ainsi que la sensibilité se transforme peu à peu en simple irritabilité, Le mécanisme vivant n’est plus qu’irritable, la sensibilité s’en est, peut-on dire, absolument retirée. Je heurte ici les idées qui ont généralement cours ; je renverse les rapports de parenté, assignant la dignité de mère à