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dont chaque instrument joue sa partie sous la direction d’un chef. Mais l’exécution du morceau finit toujours par être entravée, parce que telle corde, à force de se détendre et d’être retendue, se rompt, parce que les cuivres se bossellent, les bois se fendillent ou se démanchent. On dira qu’on sait remettre une corde, faire disparaître une bosse, boucher une fente. Cette observation sera tantôt examinée. Toujours est-il que l’orchestre doit s’arrêter. Voyez ce qu’il advient de tous nos organes. Au sortir à peine de l’adolescence, ils manifestent des signes de détérioration. La faculté d’accommodation de l’œil décroît, les muscles se raidissent, les articulations s’ossifient, le squelette devient cassant et friable, les organes générateurs se calment et se flétrissent, la digestion s’alourdit, la circulation se ralentit et la respiration s’accélère. À peine arrivés au faîte, il nous faut descendre ; à peine sortis des langes, nous marchons à la mort.

Tel est tout organisme vivant. Maïs ce n’est cependant pas une simple machine.

L’ouvrier qui l’habite l’a reçue telle quelle en héritage. Chose étrange et mystérieuse ! il ne sait comment elle lui vient, de quelles parties elle se compose, ni quel en est l’agencement ; néanmoins il sait d’instinct la conduire, l’alimenter, la surveiller. Bien mieux il sait l’améliorer et se créer des ressources pour parer à certaines éventualités. Je veux parler de l’épargne disponible, encore indéterminée, siège primitif de l’intelligence et de la volonté libre, et, per destination, celui de la mémoire et des habitudes acquises, qui ne sont autre chose que de l’intelligence et de la volonté fixées.

C’est par elle que l’individu évolue vers le perfectionnement ou la dégradation. C’est de la substance instable qui attend son emploi. Elle peut devenir ceci ou cela ; une fois employée, elle ne sera plus apte qu’à certaines choses, elle sera fixée, ou, si je puis forger un mot, machinalisée ; elle fera des calculs ou des observations microscopiques, jouera au baccara ou courra les mauvais lieux. Et comment se fixe-t-elle ? sous l’action des choses extérieures et de la volonté.

Exemple. Ma rétine, avant qu’elle ait subi l’action de la lumière, n’est que de la substance sensible — on dirait en style de photographe, sensibilisée. Comme telle, elle est apte à voir un bœuf, un chien ou une mouche. Elle n’a pas une prédilection particulière pour un genre d’image plutôt que pour un autre. Un bœuf passe ; l’image se fait et, en même temps, la substance rétinienne a subi une transformation interne ou moléculaire ; elle s’est combinée avec des rayons lumineux. La voilà désormais inhabile à voir. Cette modification va maintenant se transporter au cerveau par l’intermédiaire des nerfs, soit comme par un fil télégraphique, sans altération de la substance