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delbœuf. — la matière brute et la matière vivante

cevoir concurremment avec un changement matériel, à plus forte raison en est-il ainsi de l’identité psychique.

Celle-ci est l’identité par excellence. C’est elle qui constitue l’individualité propre de l’être. Deux corpuscules absolument semblables et constitués uniquement de matière, ne restent distincts que pour un regard qui les suit dans les lieux qu’ils occupent tour à tour. S’ils n’étaient pas impénétrables, s’ils pouvaient occuper en même temps le même lieu, ils seraient indiscernables au fond et non pas seulement en fait. Mais du moment qu’on leur donne une âme, une volonté et une sensibilité, ils sont des individus, et entre eux il n’y a nulle confusion possible.

La continuité de notre individualité psychique se manifeste aux yeux d’autrui par les façons de parler et d’agir autant que par les traits extérieurs, et, à nos propres yeux, par la mémoire[1]. C’est grâce à elle certainement que nous nous jugeons dans le présent identique avec ce que nous avons été dans le passé. Je ne vais pas agiter la question de savoir si l’identité est la condition de la mémoire, ou si c’est la mémoire qui crée l’identité. La discussion pourrait ne pas aboutir. Je dis seulement ceci : c’est que, sans la mémoire, on ne pourrait aucunement affirmer que le moi d’aujourd’hui est le même que le moi d’hier. L’observation journalière, les rêves où l’on parle et l’on se remue et dont on ne se souvient pas, les phénomènes de somnambulisme et d’hypnotisme, et les phénomènes plus rares de double conscience mettent ce point hors de contestation.

Qu’est-ce que la mémoire ? On l’a dit, c’est en somme une habitude, une habitude en voie de formation, une habitude dont on a pleine conscience. C’est par une habitude presque machinale que je prends ma canne, en sortant de chez moi pour humer l’air. Mon chien, voyant mon geste, a soudain l’idée d’une promenade à laquelle il compte bien être invité et remue la queue en signe de joie et d’impatience. Il prévoit qu’il aura peut-être l’occasion de dire un mot en passant à la chienne du voisin dont la gentillesse l’a frappé et qu’il juge d’un facile abord. Habitude inconsciente, habitude consciente, ou mémoire, c’est tout un, ou, si l’on aime mieux, ce sont trois états différents d’un même phénomène.

À côté des habitudes acquises, il y a aussi des habitudes innées. On les appelle instincts. Les instincts sont ou spécifiques, c’est-à-dire propres à l’espèce, ou individuels. Ces derniers font partie de ce qu’on nomme le caractère. Un homme diffère d’un coq par ses

  1. Comparez mes Éléments de psychophysique, théorie de la sensibilité, p. 197 et suiv. On y verra que j’attache la mémoire à l’organe.