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delbœuf. — la matière brute et la matière vivante

reste la même maison. Mais celle que l’on rebâtirait avec les matériaux d’une autre maison, fût-ce sur le même plan et en replaçant chaque brique, chaque pierre et chaque clou dans l’ordre primitif, ne serait pas identique avec cette autre. Une lame de couteau, brisée, refondue et reforgée, n’est plus la même lame de couteau. La goutte d’eau qui vient de se vaporiser est différente de celle qui va se condenser. C’est que les nouvelles forces sont bien semblables à celles qui sont détruites, c’est-à-dire transformées, mais ne sont pas elles. La substance, c’est ainsi la matière permanente en tant que support de forces également permanentes.

L’identité physique est autre que l’identité psychique. À la rigueur les faits nous invitent à ne pas regarder celle-ci comme conséquence nécessaire de celle-là. L’une est subjective et se manifeste uniquement aux yeux de la conscience, mais avec un caractère de certitude qui s’impose. L’autre est objective, elle se suppose plutôt qu’elle ne se constate directement ; l’opinion qu’on s’en fait repose principalement sur des indices, sur la continuité des observations et le souvenir qu’on en garde. Elle est néanmoins le support de la première.

Si, en effet, la matière corporelle ne fait que passer à travers les êtres vivants, à la façon de l’eau d’un fleuve qui coule toujours dans le même lit, on se demande en vain à quoi est attachée leur identité pendant tout le cours de leur existence, en d’autres termes comment cette identité est concevable et possible. Un canif — l’argumentation traîne dans tous les livres de philosophie — un canif auquel on remet successivement des lames et un manche, est, pour son propriétaire facilement illusionné, toujours bien le même canif, parce qu’il continue à se mettre dans la même poche et à s’employer aux mêmes usages. Mais en réalité qu’a-t-il de commun avec le premier, et, s’il était sensible, comment pourrait-il s’identifier avec lui ? La question, pour être posée par la vieille psychologie, comme on l’appelle, n’en est pas plus mauvaise. L’identité réclame un support. L’identité du fleuve tient à son lit, à ses bords, à sa source, à son embouchure, à son bassin, en un mot à quelque chose de matériel qui persiste à côté des changements.

On dira peut-être que, pour les êtres vivants, l’identité dépend de la forme. Mais cette forme subsiste-t-elle ? Non ! quelle différence entre l’enfant et le vieillard, entre la chenille et son papillon, entre le polype et sa méduse ? D’ailleurs, la forme est une abstraction. La forme, pour avoir cette vertu de continuer l’identité, doit être attachée à quelque chose de permanent. Deux montres auront beau avoir la même forme, elles n’en sont pas moins individuellement différentes.