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delbœuf. — la matière brute et la matière vivante


LA CAUSE DE LA MORT

Dans le paragraphe sur le rôle de la nourriture, j’ai, de propos délibéré, laissé un point indécis : Remplace-t-elle les organes devenus inertes ou se borne-t-elle à les reconstituer, c’est-à-dire, pour employer un terme usuel qui rend mieux mon idée, à les raccommoder ? Il est important de le savoir. En effet, si les organes se détruisent et si la nourriture les reproduit en mettant du neuf à la place du vieux, pourquoi ne peut-elle pas conserver indéfiniment l’intégrité de l’individu ? Pourquoi, après avoir eu au début la vertu de le former, de le conduire au plus haut terme de son expansion, de l’y maintenir quelque temps par un renouvellement incessant de son corps, semble-t-elle la perdre insensiblement, et devenir incapable de régénérer ce qu’elle a su engendrer et entretenir en bon état ?

Mais le problème change de face quand on refuse à la nourriture la faculté de recréer intégralement nos organes, quand on admet qu’il y a en nous quelque chose qui ne se refait pas. La mort a par là une explication ; elle peut être due à la destruction de ce quelque chose. On a de plus la raison de l’identité de l’individu pendant au moins une partie de son existence.

Dans l’article précédent, j’ai fait entendre que ce que l’on convient de désigner sous le nom uniforme de nourriture remplit une double fonction, et que ce l’on appelle une individualité organique n’est pas uniquement de la manière vivante délimitée dans l’espace (cette définition ne convient qu’à l’adulte), mais quelque chose de délimité dans le temps, c’est-à-dire, qui commence et finit. Pendant la première phase de son existence, ce quelque chose croît, la nourriture s’accumule en lui sous forme de tissus plus ou moins stables, os, nerfs, muscles ; tandis que, pendant la deuxième phase, elle ne fait que le traverser. Elle perd peu à peu sa vertu formatrice pour ne plus garder que sa vertu motrice.

Quelque opinion que l’on professe sur la vie et son organisation, cette transformation dans l’action de la nourriture est universelle, Parfois on se prend à croire que certains organismes seraient susceptibles de croître indéfiniment ; c’est ou bien une illusion résultant d’une fausse interprétation des faits (arbres, polypiers), ou bien une simple assertion n’ayant d’autre fondement qu’une induction tirée d’observations ou mal faites ou forcément incomplètes.

Généralement même le mode d’accroissement de l’organisme est différent du mode d’entretien. Le jeune poulet dans l’œuf ne mange pas, et ce n’est même pas par les voies digestives que se nourrit