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Il y aurait bien des réserves à faire sur cette distinction entre l’impossibilité de douter et l’absence actuelle du doute, surtout sur la théorie qui ne voit dans l’erreur qu’une privation, et, par suite, la réduit à l’ignorance[1]. Toutefois il faut reconnaître que la doctrine de Spinoza est inattaquable en ce sens que jamais, ayant une pensée, nous ne suspendons notre assentiment sans avoir pour cela un motif, sans opposer une idée à une idée : nous ne doutons jamais sans raison. Aucune contestation sérieuse ne peut s’élever sur ce point. Dès lors, comme l’apparition d’une idée dans la conscience paraît dépendre toujours des liens qui l’unissent à une idée antérieure, des lois de l’association des idées ou de celles de l’entendement, on peut être amené à soutenir que la croyance, en dernière analyse, est un fait intellectuel ; ou du moins, si elle ne l’est pas, si avec Spinoza on persiste à l’attribuer à la volonté, il faudra dire que c’est aux seules lois de la pensée qu’elle obéit ; le rôle de la volonté sera tellement réduit qu’en réalité il sera supprimé : c’est bien là qu’aboutit la théorie de Spinoza.

Cette conclusion serait invincible si on pouvait prouver qu’une idée, capable de faire obstacle à une idée donnée, n’apparaît jamais dans la conscience que sous certaines conditions logiques ou empiriques, mais soumises à une rigoureuse nécessité, et telles que la volonté n’ait sur elles aucune action. Or, c’est précisément le contraire qui paraît vrai. Quelle que soit l’idée qui apparaisse, on peut toujours faire échec à la croyance qui tend à naître en évoquant simplement le souvenir des erreurs passées. Il n’est pas besoin d’attendre qu’une idée amène à sa suite les idées particulières qui lui seraient antagonistes, ce qui, en bien des cas, pourrait être long : une idée, une synthèse quelconque peuvent toujours être tenues en suspens par cette seule raison que nous sommes faillibles : cette raison est toujours prête, ou du moins nous pouvons la susciter à volonté : elle peut servir à toutes fins : elle est comme le factotum du doute. C’est pourquoi on peut hésiter avant d’admettre les propositions mathématiques les plus évidentes. Même le doute méthodique n’est pas autre chose. Avoir toujours par-devers soi ce motif de douter, et l’opposer à toute croyance qui commence à poindre, voilà le seul procédé que la sagesse recommande pour nous mettre en garde contre l’erreur.

Il y a plus. Indépendamment de cette raison constante de suspendre son assentiment, il est certain qu’on peut toujours en cher-

  1. Nous avons signalé les difficultés de cette doctrine très répandue, dans notre livre sur l’Erreur, p. 130, Paris, G. Baillière, 1879,