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produit d’associations bien faites, c’est-à-dire d’associations que ne doit détruire ni l’expérience bien constatée de faits extérieurs, ni le raisonnement bien conduit sur les faits observés. Il m’est impossible de comprendre autrement la valeur de l’obligation morale au point de vue de la raison,

La réponse est complexe. Je crois que l’homme peut arriver à prendre conscience du mécanisme psychologique qui engendre en lui le sentiment du devoir sans que ce sentiment soit détruit, mais non sans qu’il change de caractère. En effet, les conditions extérieures qui font naître dans l’homme l’idée et le sentiment des devoirs sont des conditions permanentes. Toujours en effet les conditions dans lesquelles il vit sont observées par l’homme ; toujours l’homme abstrait de ses expériences un type de conduite qu’il trouve le mieux adapté à certaines conditions, et toujours la force propre de l’idée abstraite, reposant sur l’expérience et appuyée sur la large base des sentiments de l’homme, tend à faire accomplir à l’homme les actes propres à amener sa réalisation. Notons que le devoir ainsi compris peut tendre à faire commettre des choses qui nous paraîtraient abominables. Ici, l’utilitarisme intervient et tâche de réaliser, par l’éducation et l’organisation sociale, des conditions de vie telles que l’idéal qui se forme et tend à se réaliser soit le plus propre à faire le bonheur de l’homme. Mais c’est une erreur de croire que, en dévoilant ce mécanisme et en tâchant de s’en servir, on fasse disparaître l’idée du devoir. Car cette idée n’est pas un produit temporaire de l’esprit seul, mais un résultat fatal des conditions extérieures agissant sur l’esprit de l’homme, et de relations entre l’homme et son milieu. Tout au plus l’idée et le sentiment du devoir pourraient-ils disparaître momentanément et seulement en apparence chez quelques individus dans le trouble produit par la disparition des anciennes idées. Mais le devoir change évidemment de nature, et nous sommes transportés bien loin de la morale généralement acceptée. D’abord le devoir perd toute valeur théologique ou métaphysique ; il ne vaut que pour les êtres qui le ressentent. Il doit logiquement perdre ce caractère sacré et mystérieux qui, il faut en convenir, pouvait lui donner une certaine force. Ses commandements n’ont rien d’absolu ; nous pouvons les examiner et les discuter (ce qui d’ailleurs est, comme nous l’avons vu, logique pour toutes les théories morales, sauf pour celles qui admettraient la perfection de l’instinct moral partout et toujours en chacun de nous). S’il a une réalité, c’est la réalité d’un mécanisme psychologique nécessaire, si nécessaire qu’on ne peut l’éviter. En effet, nier le devoir, c’est, au fond, nier seulement une certaine espèce de devoir : Préférer l’égoïsme au devoir, c’est en quelque sorte, si la théorie que je défends est la vraie, se faire un devoir de l’égoïsme. L’égoïste se fait, en effet, un certain idéal de la nature humaine, qu’il tend à réaliser aussi, Or, le devoir n’est pas autre chose que la pression exercée sur l’homme par un idéal abstrait plus ou moins net et d’une certaine permanence, qui le pousse dans une voie déterminée. Idéal et perfection ne sont