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ANALYSES.stuart mill. L’utilitarisme.

leur intérêt privé, aux dépens de l’intérêt social. Mais il n’en est pas ainsi ; l’homme moyen n’est pas en état de faire les subtiles distinctions de M. Guyau et de se laisser influencer avec cette précision. De là la nécessité et l’utilité des règles générales qu’on applique tant bien que mal. Mais il est bien évident que, toutes choses égales d’ailleurs, il vaut mieux remonter au principe de ces règles et se décider d’après lui seulement quand on en est capable. Nous pouvons admettre que dans quelques cas particuliers, pour quelques individus (car si la règle générale est la même pour tous, ne se rapportant qu’à l’homme abstrait, les règles particulières peuvent varier avec les individus), il y ait comme un devoir de violer ce qu’on est habitué à considérer comme une loi[1] et à agir d’après le principe général seul, à l’encontre des principes moins généraux qu’on en a dérivés, quand cette dérivation n’est pas justifiable pour toutes les circonstances. Il n’est permis, au nom de la morale utilitaire, d’oublier le principe de l’intérêt général que quand cet oubli est utile.

La question de l’obligation morale est encore une de celles que soulève le livre de Mill. « On croit généralement, dit-il, qu’une personne qui voit dans l’obligation morale un fait transcendant, une réalité objective, appartenant à la série des « choses en soi » (things in them selves), est plus disposée à obéir à cette obligation qu’une personne qui la croirait purement subjective et ayant seulement son siège dans la conscience humaine. Mais, quelle que soit l’opinion de l’individu sur ce point d’ontologie, la force de ce sentiment est bien subjective et son intensité mesurable, » Et M. Guyau fait ici l’’objection suivante : « Que le sentiment moral soit la force qui meut les hommes, nul ne le conteste ; ce qu’on conteste à bon droit, c’est que l’opinion des hommes sur l’existence réelle ou imaginaire de la moralité ne modifie en rien leur sentiment moral. D’où vient le sentiment de l’obligation ? De la croyance à un principe d’obligation ; pensez-vous donc, oui ou non, qu’en supprimant ce principe vous laisserez intact le sentiment[2]? » Et M. Guyau arrive à conclure : « En un mot, Stuart Mill cherche à nécessiter l’homme à la fois par le mécanisme intellectuel de l’association et par la douleur ou le plaisir sensible qui s’y attache. Mais cette nécessité intellectuelle et sensible disparaît dès que nous en prenons conscience. Bien plus, l’effort des associationistes pour rendre nécessaire la moralité non seulement échoue, mais, en échouant, aboutit à rendre nécessaire l’immoralité même[3]. »

Voici, je crois, l’opinion que l’on peut défendre entre Mill et M. Guyau. Quand nous parlons du sentiment du devoir et du principe d’obligation et de leur réalité, nous ne faisons qu’examiner cette question : l’idée et le sentiment de l’obligation morale qui existent en nous sont-ils le

  1. Voir l’Entretien d’un père avec ses enfants de Diderot.
  2. Guyau, La morale anglaise contemporaine, p. 290.
  3. Guyau, loco citato, p. 293.