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jugés coupables par la conscience morale actuelle peuvent être considérés comme devant être accomplis s’ils sont utiles au bonheur général. Stuart Mill, se fondant sur le bien général, ne peut logiquement défendre ou ordonner une chose qu’au nom du bien général ; il ne peut donc jamais, comme il paraît le faire dans le passage que j’ai cité, prescrire une conduite qui va contre le bien général. Mais il peut, et c’est sans doute la pensée qui était au fond de son esprit, recommander une conduite qui, pour mieux faire observer les règles générales les plus utiles, recommande de les observer même dans quelques cas particuliers où leur application produirait plus de bien que de mal, si l’on négligeait le bien produit par la force donnée ainsi à la règle générale.

C’est de cette dernière utilité que M. Guyau, tout en la comprenant, n’a pas assez tenu compte. Il a voulu pousser l’utilitarisme dans une casuistique à outrance, sans prendre garde aux conditions imposées par la nature actuelle de l’homme au point de vue même de l’utilitarisme. « Quelle impossibilité voyez-vous à universaliser mon action au nom de l’utilité et à dire : Tout homme qui se trouvera exactement dans la situation où je me trouve pourra et devra faire ce que je fais ? — Remarquez bien ce mot : exactement. Il est clair qu’on ne peut donner pour loi universelle à tous les êtres de garder un dépôt dans n’importe quelles circonstances, ce qui serait nuisible à l’humanité ; mais ne peut-on leur donner pour loi de garder un dépôt dans les circonstances précises où je me trouve et qui rendent l’acte utile à l’humanité ? En fait d’utilité, tout dépend des circonstances. Mais cela diminuera la confiance des hommes les uns dans les autres. Non ; cela diminuera simplement la confiance des amis qui, par exemple, avant de partir en voyage, viendront confier un dépôt à leur ami. De même, si l’on donnait pour loi universelle aux pauvres de garder le porte-monnaie d’un homme riche qu’ils trouvent dans la rue où dans un meuble acheté par eux, etc., cela ne pourrait diminuer la confiance que des personnes riches qui perdent leur porte-monnaie ou vendent des meubles. Cet inconvénient ne serait-il pas compensé dans tel ou tel cas spécial par les avantages qui résulteraient d’une meilleure distribution des richesses[1] ? »

On peut dire que M. Guyau nous représente non pas la réalité, mais bien l’idéal irréalisable pour toujours peut-être du système utilitaire. Sans nous arrêter aux objections qu’il serait peut-être possible d’adresser aux cas particuliers qu’il prend pour exemples, il faut bien reconnaître que le système utilitaire serait en effet tel qu’il le présente, s’il s’’adressait à des hommes assez intelligents pour bien prévoir toutes les conséquences de leurs actes, sans qu’il en résultât dans leur conduite une lenteur nuisible, assez bien doués moralement pour ne pas être tentés d’abuser des facilités que l’opinion leur laisserait, dans

  1. Guyau, La morale anglaise contemporaine, p. 251.