Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 18.djvu/215

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
211
ANALYSES.stuart mill. L’utilitarisme.

très bien développé sa critique et l’a même poussée un peu loin, plus loin, je crois, que la logique ne l’y autorisait.

Il faudrait s’entendre d’abord sur le sens du mot casuistique. Ce mot sonne mal aux oreilles modernes ; il désigne cependant une chose indispensable et utile au point de vue de toutes les morales. Personne ne soutiendra, je crois, que notre conscience morale soit infaillible et nous donne toutes les fois que nous avons à agir des indications qui ne sont jamais criticables. Alors même que nous aurions des règles très générales et très sûres pour notre conduite, encore faut-il savoir appliquer ces règles aux cas particuliers et concrets qui se rencontrent dans le courant de la vie. La difficulté est la même pour toutes les morales. Ce n’est pas un utilitaire qui a parlé de « ces temps troublés où il est aussi difficile de connaître son devoir que de le faire. » Au point de vue de la morale la plus intuitive, ne rencontre-t-on jamais des conflits de devoirs ? Il faut bien savoir les résoudre, et pour cela faire de la casuistique. On ne peut l’éviter. Est-il toujours facile de savoir ce qui est juste ? Toute morale rationnelle, toute morale qui ne livre pas l’homme à l’impulsion capricieuse du moment, doit faire forcément des exceptions à ses lois particulières et concrètes pour se conformer à la loi abstraite et générale qui est le fondement de ces lois particulières. Est-ce que le meurtre n’est pas permis par tout le monde dans de certaines circonstances (légitime défense), alors qu’il est blâmé, d’une manière générale, par tout le monde aussi ? La nécessité d’envisager certains cas particuliers et de faire des exceptions à certaines lois n’est donc pas un reproche qu’on puisse adresser justement à la morale utilitaire. On ne peut la blâmer de faire de la casuistique ; reste à savoir si sa casuistique spéciale est mauvaise.

Stuart Mill, qui avait peut-être prévu les embarras où l’entraînerait dans l’application à certains cas la théorie de l’intérêt général avait dit dans sa Logique : « Je n’entends pas que le bonheur doive être lui-même la fin de toutes les actions ni même de toutes les règles d’action. Il est la justification de toutes les fins et devrait en être le contrôle, mais il n’est pas la fin unique. Il y a beaucoup d’actions et même de manières d’agir vertueuses (quoique les cas en soient, je crois, moins fréquents qu’on ne le suppose souvent), pour lesquelles on sacrifie le bonheur et dont il résulte plus de peine que de plaisir. Mais dans ces cas la conduite ne se justifie que parce qu’on peut montrer qu’en somme il y aura plus de bonheur dans le monde si l’on y cultive les sentiments qui, dans certaines occasions font négliger aux hommes le bonheur[1]. « Il est sûr que Stuart Mill donne ainsi prise aux objections, M. Guyau a très bien vu le point faible du système. Mais les objections, ici encore, me paraissent porter contre Stuart Mill, non contre l’utilitarisme lui-même. M. Guyau en effet a raison contre Stuart Mill, quand il affirme que, au point de vue de l’utilitarisme, certains actes qui sont

  1. Stuart Mill, Logique, trad. Peisse, vol.  II, p. 560.