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le système utilitaire par la comparaison des plaisirs de l’homme et de ceux du porc, Mais il ne faut pas prendre des termes quelconques. Tout ce qui peut procurer à l’homme du plaisir peut aussi, ses tendances contrariées, lui causer de la douleur. Supposez un homme infirme, rongé par un cancer, abandonné de ceux qu’il aime. Est-il possible, au point de vue utilitaire, de soutenir qu’une pareille vie vaut mieux que celle d’un porc bien soigné par ses maîtres ?

Cependant un tel homme ne voudrait peut-être pas changer sa situation pour celle d’un porc. Il préférera se tuer, La vraie explication de ce fait, que Stuart Mill n’a pas vue, c’est qu’il ne peut assez changer son point de vue, et que fatalement un homme à qui l’on proposerait cet échange se verrait, lui avec ses tendances actuelles, soumis aux conditions d’existence du porc. De même, un brigand peut être plus heureux que tel honnête homme, mais cet honnête homme ne regrettera pas de ne pas être brigand, parce que, s’il était brigand lui, c’est-à-dire tel ensemble de phénomènes et de tendances, il serait probablement plus malheureux encore qu’il ne l’est actuellement. On ne peut désirer vivement que ce qu’on se représente, et on ne peut se représenter un changement complet de personnalité dont on serait le sujet, — et pour de bonnes raisons, — et c’est un changement complet de personnalité qui serait nécessaire dans les cas dont il s’agit, Il résulte de là que si comme le dit Stuart Mill, le porc et le fou qui refuseraient l’échange ne voient qu’un côté de la question, l’homme ou le sage qui le refuseraient aussi n’en voient, eux aussi, qu’un côté. Même quand le changement de personnalité ne serait pas complet, l’impossibilité de se représenter un plaisir qu’il n’a pas goûté ou qui n’est pas pour lui un plaisir actuellement met l’homme, d’une manière générale, hors d’état de le désirer. Il ne peut y arriver que par un raisonnement abstrait, qui ne produira jamais un désir bien vif et qui pourra seulement dans quelques cas, s’il est très sensible à ce mode de raisonnement, l’amener à reconnaître théoriquement que le changement vaudrait mieux et qu’il devrait logiquement le désirer.

Je n’ai examiné qu’un point de la théorie de Mill sur la qualité des plaisirs. On peut voir dans le livre de M. Guyau sur la morale anglaise contemporaine une discussion intéressante sur le reste de ia question. D’ailleurs il paraît bien évident à priori que dans la théorie utilitaire la qualité des plaisirs ne peut exister indépendamment de la quantité. En effet, il est impossible de se représenter un plaisir supérieur par lui-même en qualité à un autre, autrement que comme un plaisir plus agréable que l’autre, c’est-à-dire en somme autrement que comme un plaisir supérieurs par la quantité. Il me semble impossible que l’utilitarisme sorte de là.

M. Guyau a soulevé aussi à propos de Stuart Mill et de la morale utilitaire le problème de la casuistique. Pour lui, « le système de Mill est essentiellement un système de casuistes. » Ce n’est pas un éloge que M. Guyau entend faire par là à la théorie de Mill. Il a d’ailleurs