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ANALYSES.stuart mill. L’utilitarisme.

n’ait rien à faire avec le bonheur, je crois aussi que Mill n’a pas réussi à établir assez solidement son principe, et cela parce qu’il s’est borné à l’induction, parce que, en constatant ou en tâchant de constater une chose qu’il n’a pas très bien vue d’ailleurs, il n’a pas su rendre raison de cette chose et lui donner une certitude rationnelle, à priori.

Un autre point sur lequel on peut critiquer et sur lequel on a critiqué Stuart Mill est la théorie de la qualité du plaisir.

« Un être doué de facultés élevées, dit Stuart Mill, demande plus pour être heureux, souffre plus profondément, et, sur certains points, est plus accessible à la souffrance qu’un être d’un type inférieur. Mais, malgré tout, cet être ne pourra jamais désirer tomber dans une existance inférieure. Nous pouvons donner plus d’une explication à cette répugnance ; nous pouvons l’attribuer à l’orgueil, ce nom qui couvre indistinctement les sentiments les meilleurs et les plus mauvais de l’humanité, l’attribuer à l’amour de la liberté, de l’indépendance personnelle, appellation qui suffirait pour faire exclure ce sentiment du stoïcisme ; l’attribuer au sentiment de la dignité personnelle que possède toute créature humaine sous une forme où sous une autre souvent en proportion avec ses facultés élevées ; ce sentiment est une partie si essentielle du bonheur que ceux chez qui il est très intense ne peuvent désirer que momentanément ce qui le blesse. Celui qui suppose que cette répugnance pour une condition basse est un sacrifice du bonheur, et que, toutes circonstances égales, l’être supérieur n’est pas plus heureux que l’être inférieur, confond les deux idées très différentes du bonheur et du contentement. On ne peut nier que l’être dont les capacités de jouissance sont inférieures à les plus grandes chances de la vie pleinement satisfaites, et que l’être doué supérieurement sentira toujours l’imperfection des plaisirs qu’il désire. Mais cet être supérieur peut apprendre à supporter cette imperfection ; elle ne le rendra pas jaloux de l’être qui n’a pas conscience de cette imperfection, parce qu’il n’entrevoit pas l’excellence que fait entrevoir toute imperfection, Il vaut mieux être un homme malheureux qu’un porc satisfait, être Socrate mécontent qu’un fou heureux. Et si le fou et le porc sont d’une opinion différente, c’est qu’ils ne connaissent qu’un côté de la question. »

Écartons d’abord une équivoque. À quel point de vue nous plaçons-nous quand nous disons qu’il vaut mieux être un homme malheureux qu’un porc satisfait ? Si c’est au point de vue de la société humaine, il est possible que cela soit vrai, car un homme malheureux peut être beaucoup plus utile que ne le serait le porc le plus satisfait. Mais ce n’est pas là, évidemment, ce que Stuart Mill veut dire ; c’est au point de vue de l’individu même qu’il faut se placer.

À ce point de vue et en posant la question dans toute sa netteté, je ne sais pas comment on pourrait soutenir la supériorité constante de l’homme. M. Guyau accorde ici trop à Stuart Mill. Il veut montrer que, si la condition d’homme est préférable, cela peut s’admettre dans